Novella 3 - Settembre


Capitolo 1

Naples essuya ses mains moites sur son pantalon. Il se trouva stupide. Il avait plus de quatre cents ans mais il stressait comme un adolescent avant un rendez-vous galant. Ce qui était encore doublement stupide étant donné qu'il n'était ni adolescent ni en attente de son partenaire amoureux. 
Il était simplement attablé au café où Leo et lui avaient pris l'habitude de venir pour leurs séances de questions réponses. Et son assistant avait du retard. 
Naples essaya d'analyser sa nervosité.
Elle était due à plusieurs facteurs. 
Sa relation avec Leo était tendue depuis que ce dernier avait découvert l'existence des souterrains, des défendeurs, des célestes et sa propre nature : mi-céleste, mi-leïs. Naples essayait de ne pas trop le forcer et ne poser pas de questions. Malgré le fait que Leo et lui s'étaient entendus pour échanger des réponses à leurs interrogations respectives, Naples avait décidé de ne pas le faire.
Il savait que son assistant avait besoin de temps pour digérer toutes les informations et il ne souhaitait pas que se pencher sur son propre cas vienne perturber le processus. D'autant qu'il avait compris, puisque Leo était adopté et qu'il n'avait jamais cherché à approfondir ses origines, que son assistant n'était pas vraiment ravi de devoir éplucher sa généalogie pour trouver des réponses à ce qu'il était. 
Naples le laissait donc tranquille et se contentait de répondre aux questions qu'il posait. La plupart du temps, elles tournaient autour des souterrains, de leur nombre, du danger véritable qu'ils représentaient, de la manière dont ils venaient sur Terre et de la façon dont les défendeurs s'étaient déployés pour les contenir. À chaque fois que Naples répondait, il voyait que sa réponse ne convenait pas à Leo. 
Son assistant était à la fois soulagé d'en apprendre plus et effrayé à l'idée que toutes ses croyances soient remises en question. Ce qui était un facteur supplémentaire de la nervosité de Naples. Il n'aimait pas frapper un homme à terre et ce café quotidien avec Leo était devenu un calvaire pour lui. Il avait l'impression de l'enfoncer un peu plus à chaque fois. Et il détestait ça. 
Surtout que cela avait agi directement sur leur relation professionnelle. Plus de blagues et d'humour douteux. Leo arrivait dans le bureau, décrochait à peine un bonjour puis passait sa journée dans des livres, à éplucher les comptes-rendus et à préparer son voyage pour la Colombie. Il ignorait royalement Naples et ce dernier, alors qu'il aurait dû être ravi de ce regain de professionnalisme, commençait à regretter l'absence de son assistant enjoué. 
Ce qui était le dernier facteur à sa nervosité. Il ne comprenait pas pourquoi il prenait tout cela autant à cœur. Ce n'était qu'un humain paumé qui venait d'apprendre l'existence du monde magique et merveilleux des défendeurs. Naples n'aurait pas dû être affecté par tout cela. 
Mais c'était le cas. 
Et le fait que Leo parte le lendemain pour la Colombie ne l'aidait pas. Il aurait aimé mettre tout cela au clair avant qu'ils ne soient séparés pour six mois. Il ignorait comment Leo ferait pour digérer ces informations et voulait le garder à œil pour être certain qu'il ne fasse rien d'idiot. Des hommes qui se suicidaient une fois avoir appris tout ceci, c'était rare mais ça arrivait. Et Naples refusait que cela se passe ainsi avec Leo. 
Du coup, il était sur les nerfs. 
Et cette dernière rencontre au café lui faisait l'effet d'un couperet qui menaçait de lui tomber dessus sans crier gare.
Naples regarda de nouveau sa montre. 
Une demie-heure de retard. 
Ce n'était pas habituel. 
Et Naples n'arrivait pas à l'expliquer. Leo avait semblé normal toute la journée. Rien ne présageait qu'il ne viendrait pas. Certes, ils ne se parlaient plus tellement mais Naples ne le croyait pas capable de ne pas l'avoir averti s'il ne voulait plus prendre le café avec lui.
Le défendeur sortit son portable et hésita. 
Est-ce qu'un message serait une bonne idée ? Il ne voulait pas paraître trop insistant. Mais en même temps... 
Il attendit quatre minutes de plus puis envoya un message. Qu'il mit plusieurs minutes supplémentaires à rédiger. Il soupira en appuyant sur la touche envoi. Jamais un simple sms ne l'avait autant vidé de son énergie. 
Bon sang mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? se demanda-t-il en reposant son portable sur la table. Il prit sa tasse de thé et en but une gorgée pour essayer de se calmer. Son portable vibra, le faisant sursauter. Fébrile, il s'en saisit et ouvrit la réponse de Leo. 
J'arrive. 
C'était tout. Deux mots. Quand ? C'était une bonne question. Naples renonça à lui envoyer un message pour demander. Il verrait bien. Et il n'était pas pressé. 
Il se cala sur le dossier de sa chaise de bar et patienta. Il essaya de ne pas laisser son esprit imaginer tout ce qui pourrait foirer aujourd'hui. De nouveau, il s'étonna de sa nervosité. Cela cachait probablement quelque chose d'autre mais il ne savait pas quoi et n'avait pas vraiment envie de s'y pencher.
Il attendit dix minutes avant de voir Leo se frayer un chemin à travers les tables de la terrasse pour le rejoindre. Il se leva pour le saluer mais son assistant se contenta d'un hochement de tête. Ravalant sa frustration, Naples se rassit tandis que Leo commandait un ristretto. Le défendeur hésita à commencer la conversation. 
C'était difficile en ce moment et le moindre mot déplacé pouvait braquer Leo.

— Vos préparatifs pour demain se passent bien ? demanda-t-il finalement.

Leo fronça les sourcils et Naples sut qu'il s'était trompé. 

— Je ne suis pas ici pour discuter de mon voyage en Colombie. Ne vous inquiétez pas, si j'ai besoin de votre aide, je vous la demanderais. 

Le défendeur encaissa la critique puis regarda le serveur poser la commande de Leo avant de repartir. 

— Bien, venons-en à ce qui vous intéresse, lâcha Leo après avoir pris une gorgée. Je n'aurais plus qu'une seule question. 

Naples masqua son étonnement. Son cœur se serra à l'idée que c'était donc la dernière fois qu'ils se verraient ainsi et il essaya de ne pas s'en émouvoir. Il n'avait jamais connu le sentiment qu'il venait d'éprouver et le mit dans un coin de sa tête pour y penser plus tard. Il parvint donc à hocher la tête. 

— D'accord, répondit-il simplement. 

— J'aimerais savoir ce que vous attendez de moi.

Naples tiqua. Il ne comprenait pas la question. 

— Pardon ? 

Leo prit une profonde inspiration. Il ne pensait pas nécessaire d'éclaircir son interrogation. C'était pourtant clair. Il s'efforça cependant de clarifier ses propos. 

— Je vous en prie, vous avez bien fait tout ceci dans un but, non ? M'emmener dans une pâtisserie tenue par des démons, non des souterrains, pardon, m'entraîner dans votre univers, m'expliquer ce qu'il se passe, me dire que je ne suis pas humain... tout ceci n'a de sens que si vous prévoyiez de faire quelque chose avec moi. Donc, je vous le demande : qu'est-ce que vous attendez de moi ? Que je devienne défendeur ? Que je vous mène quelque part ? Est-ce que je suis la clef menant à un trésor ?

Naples tomba des nues. Quelle était cette histoire ? Comment Leo avait-il pu imaginer tout ceci ?

— Non, Leo, coupa Naples alors que son assistant continuer à poser des questions rhétoriques, nous n'attendons rien de vous. En tout cas, rien de tout ce que vous avez pu imaginer. 

Leo regarda Naples et essaya de voir s'il disait la vérité. Il ne parvenait pas à y croire. Pourquoi aurait-il vécu tout ça si c'était effectivement pour des prunes ? Il soupira en secouant la tête, un léger sourire sur le visage.

— Vous espérez que je vais vous croire ?

— Leo, je ne... je ne sais pas comment je pourrais vous convaincre que je vous dis la vérité. Je crois que vous allez devoir me faire confiance sur ce coup. (Leo eut une expression qui indiqua à Naples que ce n'était pas le cas et le défendeur masqua sa déception avant de continuer :) Je n'avais aucune arrière-pensée. Je vous assure. J'ai su que vous étiez différent quand vous avez saisi la soucoupe chibcha et j'ai essayé de comprendre ce que vous étiez. La pâtisserie n'avait pour but que de vous détendre pour essayer de vous sonder sur ce que vous étiez, si vous étiez au courant, ce genre de choses.

« La bataille contre le ders n'était pas préméditée et ensuite, vous aviez l'air d'avoir besoin de comprendre ce qu'il se passait. Je ne fais qu'essayer de combler votre envie de savoir. Il n'y avait aucune autre intention de ma part. Je pensais que c'était ce que vous vouliez. 

— Ce que je voulais ? s'étonna Leo, amer. Vraiment ? Vous croyez qu'un homme a envie de voir sa vie chambouler de cette manière ? Qu'il a envie de s'entendre dire que les monstres existent et qu'ils peuvent s'en prendre à lui n'importe quand ?

Il y avait de l'animosité dans sa voix mais Naples y décela aussi de la tristesse et en fut surpris. 

— Je n'ai pas la réponse à cette question. Je ne... je suis passé par là quand j'ai découvert que j'étais céleste mais je ne... 

— Vous avez mieux digéré que moi, c'est ça ?

Naples ne répondit pas. C'était sans doute ce qu'il s'était passé. Leo ne parvenait pas à assimiler ses informations, c'était trop pour lui finalement. Il était malheureux de savoir et le défendeur s'en voulut. Une idée germa dans son esprit. 

— Je suis désolé Leo. Je pensais... je me suis trompé. Peut-être que si tout cela ne vous convient pas, nous devrions envisager autre chose. 

— Autre chose ? s'étonna Leo. 

Naples prit un moment avant de continuer. Il n'aimait pas ce qu'il allait dire mais c'était pour le bien de Leo et il se fit violence. 

— Paul peut faire en sorte que vous oubliez tout ce que vous avez vécu. Il peut manipuler votre esprit pour vous faire oublier l'existence des souterrains et vous renvoyer à votre vie d'avant. 

Leo resta un instant bête. Il ne s'attendait pas à cette proposition. 

— Vraiment ? demanda-t-il, séduit par l'idée. 

Naples hocha la tête. Leo pouvait voir que cela ne lui plaisait pas mais il essaya de ne pas y voir un espoir pour ses sentiments. Il soupira. 

— J'oublierai tout ? 

— Oui, confirma Naples, la mort dans l'âme. 

Il ignorait pourquoi mais l'idée que Leo ne soit plus inclus dans son univers le peinait. C'était pourtant la meilleure chose à faire pour lui. Il aurait dû être soulagé d'avoir trouvé la solution. 

— Alors vous ne vouliez vraiment rien faire de moi ? comprit Leo et Naples acquiesça. Whoua... et le fait que je ne sois pas humain ? 

Naples haussa les épaules. 

— Vous n'avez pas de pouvoir et si un jour vous en développez, vous pourrez toujours venir voir les défendeurs... vous serez alors peut-être plus prêt à accepter tout ceci. Et si vous n'en avez jamais, vous vivrez une vie tranquille. 

Leo enregistra l'information. Il ne répondit pas à Naples dont il ne vit ni la nervosité ni l'impatience. Il finit par se lever. 

— Je dois y réfléchir. 

Naples resta interdit devant cette annonce. Il croisa le regard de Leo mais ce dernier se détourna rapidement avant de partir. Chamboulé par des émotions qu'il ne connaissait pas, Naples n'eut pas le réflexe de tenter de le retenir. 

Capitolo 2

— Je suppose que tu ne peux rien me dire de plus, fit Paul en servant une nouvelle tasse de café à son ancien apprenti.

Kris hocha la tête. Il aurait aimé pouvoir s'ouvrir à Paul mais il n'était pas libre de ses paroles. Justice et Destin, les deux êtres qu'il avait rencontré, avaient été très stricts à ce sujet et il présumait que Destin pourrait le foudroyer sur place pour désobéissance. Ils avaient semblé si puissants.

— Je suis désolé, s'excusa-t-il.

Le Dux Reum eut un mouvement amusé.

— Ce n'est rien, assura-t-il. Tu dois être lié par quelque chose pour ne pas être aussi loquace que tu le voudrais, ça ne fait rien. Il y a une quantité de choses qui nous dépassent. 

— Tu es toujours aussi philosophe, sourit Kris. 

Paul haussa les épaules. 

— Quand tu approches de ton millénaire, ce sont des choses normales. Enfin, je suppose. Tu as pu parler avec Jinto alors ? Comment était-il ? Le séjour dans les sphères...

— ...n'est pas une partie de plaisir, termina le karlz avant que le doyen n'ait pu achever sa phrase. Jinto s'y est résolu mais il préférerait clairement être mort.

Cela n'étonna pas Paul. Le premier défendeur s'était enfermé dans des sphères afin qu'on puisse le rappeler si jamais Ratlan, le seigneur de la peur, un souterrain très puissant venait à revenir. Seul Jinto avait le pouvoir de le contrer et il avait poussé sa volonté de défendeur jusqu'au bout. Mais vivre dans une sphère sans en sortir et sans pouvoir mourir, rejoindre les siens... Il comprenait que Jinto aurait préféré la mort.

— Comme nous tous, murmura-t-il avant de chasser l'image d'Hénora de sa tête. Il a fait preuve d'abnégation.

— Oui. Ça ne semblait pas le réjouir. Et très honnêtement, je n'ai pas trouvé ça juste. D'autant que c'est moi qui l'ait convaincu de faire cela. Je me suis trouvé un peu hypocrite alors que je comprenais parfaitement ce qu'il endurait. 

Paul pencha la tête. Depuis la mort de Menya, une inhumanus avec laquelle Kris avait eu une brève relation avant qu'elle ne soit tuée, c'était la première fois qu'il sentait que son apprenti pourrait en parler. Il tenta sa chance. 

— Tu finiras par mourir et la retrouver, tu sais. 

Kris le regarda comme s'il l'avait piqué. Il n'avait pas prévu de parler de tout ça. Il n'avait pas encore pris le temps de penser à Menya, au fait qu'ils s'étaient aimés (peut-être) et qu'il l'avait perdue... et Paul n'était plus vraiment la personne avec laquelle il pourrait parler de tout cela. Même si lui aussi était séparé d'Hénora. 

— C'est ce qui te fait tenir ? demanda-t-il avant de s'en apercevoir. 

Paul masqua sa surprise d'être ainsi pris à son propre jeu. C'était Kris qui devait être sur le grill, non lui. Mais il savait qu'il ne pourrait pas obtenir des informations sans en partager un peu. 

— Je crois qu'en définitive, quand Hénora me manque trop, la perspective de la revoir un jour est la seule chose qui me permet de ne pas m'écrouler, admit-il donc. 

— Tu n'as jamais pensé à te suicider pour la rejoindre ?

— Tu y songes ?

Kris sourit. 

— Non, évidemment que non. Mais dans mon cas, c'est un peu différent. 

— En quoi ? 

Le karlz prit quelques secondes de réflexion. Puis, il se résigna. Parler ferait peut-être du bien. 

— Menya et moi... nous n'avons jamais pris le temps de parler de nos sentiments. Elle est morte en disant que je ne l'aimais pas vraiment et que ce n'était qu'un défaut dans la programmation des inhumanus. 

Paul haussa un sourcil, étonné. L'inhumanus avait suivi son apprenti juste pour un défaut dans sa programmation ? Ça ne tenait pas debout. Les inhumanus étaient des souterrains loyaux les uns envers les autres. Ils ne trahissaient pas les leurs pour une erreur. Soit Kris se fourvoyait soit elle avait essayé de taire les émotions qu'elle éprouvait pour essayer de garder le contrôler. 

— Tu y crois ? s'enquit le Dux Reum. 

Kris ne répondit pas tout de suite puis soupira. 

— Je n'en sais rien, avoua-t-il en passant une main dans ses cheveux. Je sais ce que j'ai éprouvé mais... quand à savoir d'où cela venait... je l'ignore. 

— Est-ce important ? 

Le karlz eut un sourire.

— Non, ça ne l'est pas. Mais ça avait de l'importance pour Menya. Du coup, je... je ne sais pas vraiment si je peux qualifier notre relation de romantique. D'où le fait que mon cas soit un peu particulier. 

— Peu importe ce qu'elle pensait, l'important c'est ce que toi tu ressentais. Si tu l'aimais, même si la raison n'était pas la bonne, alors tu as perdu un être cher. Et vouloir la rejoindre est un phénomène naturel. 

Kris médita ses paroles. Paul avait sans doute raison mais il n'avait pas encore envie de se pencher sur tout ça. Il avait beaucoup d'autre chose à penser. 

— Jinto a dit qu'il se souvenait de toi, fit-il après quelques minutes, pour changer de sujet. Enfin, il ne l'a pas dit comme ça mais quand il a compris que tu étais encore en vie, il a été touché. 

Paul eut un sourire et se souvint de son mentor. Jinto était un homme généreux, gaffeur mais incroyablement doué pour transporter les foules. Paul avait beaucoup appris à ses côtés mais s'était toujours demandé comment il aurait réagi s'il avait été là lorsque Paul avait pris la décision de se séparer des Leïs. Il lui aurait probablement passé un savon mais Paul n'avait pas eu le choix alors. 

— J'aurais aimé lui parler, laissa-t-il échapper. 

Kris resta un instant interdit puis la culpabilité l'étreignit. 

— Je n'ai pas eu le temps de... Je... n'ai pas pensé que tu...

— Ce n'est rien,assura Paul, évitant à Kris de s'embourber dans des excuses. Vous aviez d'autres choses à faire et quand tout a été terminé... je suppose que Jinto ne pouvait pas s'attarder. C'est sans doute pour le mieux. Peut-être que notre conversation n'aurait pas été aussi bien que je le pense. 

C'est même certain, ajouta-t-il pour lui-même. 

— Vous ne vous êtes pas séparés en très bons termes ? s'étonna Kris. 

Il n'avait jamais questionné Paul sur ses relations avec Jinto. Il savait qu'il l'avait formé puis choisi pour devenir le Dux Reum mais rien de plus. Paul ne parlait pas souvent de lui. Et au sourire que son mentor lui adressa, Kris comprit qu'il n'allait pas faire une exception aujourd'hui.

— Disons que j'ai fait des choix avec lesquels je doute qu'il eut été d'accord. Mais nous évoluons loin de nos mentors, c'est la vie. 

— Dois-je comprendre que je te déçois ? sourit Kris. 

— Toi, non, admit Paul. Tu es égal à toi-même. J'aimerais que tu prennes du temps pour toi mais tu refuses. Tu te crois toujours tellement responsable de tout ce qui se passe de mal sur cette Terre.

— Pas sur toute la Terre, corrigea Kris, faussement amusé. 

Paul lui adressa un regard mi moqueur mi réprobateur. Il connaissait suffisamment bien son apprenti pour savoir que tout ce qui se passait mal ajoutait un poids supplémentaire sur ses épaules, même s'il n'y était pour rien. Et il en avait encore eu la preuve avec le Tribunal. 

S'il n'avait pas insisté, jamais Kris n'aurait soulevé l'erreur que Paul avait commise en refusant d'admettre qu'il était passé à l'ennemi. C'est cela qui l'avait sauvé. Agnésia et Guguro l'avaient blanchi parce qu'ils estimaient qu'effectivement, c'était Paul qui avait commis l'erreur. Il aurait dû avertir les défendeurs de la défaillance de Kris. Il ne l'avait pas fait et cela avait causé la perte des compagnons de Miguel. Seule Sara ne s'était pas rangée à cet avis et Paul aurait voulu discuter avec elle mais elle refusait encore de lui parler. Soit-disant qu'elle avait beaucoup à faire sur son territoire. 

Il fallait qu'il la voit mais pour l'instant, il n'avait pas eu le temps de s'y pencher. 

— Tu vois ce que je veux dire, Kris, reprit-il, priant pour que Kris n'ait pas compris ce à quoi il pensait. Prends du temps pour toi avant de penser à la planète. 

C'était une réprimande et Kris baissa légèrement la tête. Il le savait mais se trouvait toujours une bonne excuse pour ne pas réfléchir à ses émotions. Il allait répondre quand le téléphone de Paul sonna. 

Le Dux Reum fronça les sourcils puis décrocha. Il entendit un grésillement à l'autre bout de la ligne puis un bruit sourd, comme un objet lourd tombant au sol et enfin la tonalité. 

— Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit Kris, voyant l'expression soucieuse de Paul. 

Son mentor mit quelques secondes à lui répondre. Il essayait de comprendre ce que cela signifiait. 

— Je ne sais pas, avoua-t-il dans un murmure. 

Il regarda le numéro qui l'avait appelé. Il n'était pas enregistré mais l'indicatif lui apprenait que c'était un coup de fil provenant du Vatican. Cela l'étonna. Il avait le numéro de Frère Giovanni, son interlocuteur dans la cité papale. Ce n'était donc pas lui mais quelqu'un d'autre qui cherchait à le contacter. 

— Peut-être que c'était une erreur, tenta Kris. 

Paul soupesa cette possibilité. Évidemment que c'était une probabilité mais quelque chose lui disait que ce n'était pas ça. Et qu'il y avait une enquête à mener. 

— Sans doute, fit-il néanmoins pour ne pas alerter le défendeur. 

Il rangea son portable comme s'il n'y pensait plus mais essaya de trouver le moyen de dire à Kris de partir chez lui. Il devait se rendre sans plus tarder au Vatican. Heureusement, Victoria lui fournit la solution. La fille de Kris l'appela par télépathie et le défendeur prit congé.

— Je suis désolé Paul mais Victoria est intraitable pour les anniversaires. Si je suis en retard pour celui de Luna, elle va m'étriper.

Le Dux Reum eut un grand sourire et salua son apprenti. Ce dernier allait se téléporter mais il se ravisa et se tourna vers son mentor une dernière fois. Paul crut qu'il avait des doutes mais sa question le laissa sans voix. 

— Tu ne m'as répondu tout à l'heure, fit remarquer Kris. Quand je t'ai demandé si tu avais songé à te suicider. 

Ses pensées coupables lui revinrent à l'esprit et il essaya de trouver une manière de s'en tirer sans mettre la puce à l'oreille de son ancien apprenti. Ce n'était pas évident et si Naples n'était pas rentré à ce moment-là, Paul aurait dû admettre sa faiblesse. 

Capitolo 3

— Excuse-moi Paul, j'ignorais que Kris était là, fit Naples alors que le défendeur venait de se téléporter. 

Son compagnon secoua la tête. Il venait de le tirer d'une situation embarrassante alors il n'avait vraiment rien à se faire pardonner. 

— Ce n'est rien, assura-t-il. Je devais y aller de toute manière. Tu n'as rien écourté. 

— Tu dois aller où ? s'étonna Naples.

— J'ai reçu un curieux appel provenant du Vatican. Ce n'était pas le numéro de Giovanni. 

— Une erreur ? tenta Naples. 

— Kris a dit la même chose mais j'ai entendu des bruits étranges de l'autre côté de la ligne, répondit Paul en allant au sous-sol. 

Son compagnon lui emboîta le pas et le regarda fouiller dans ses affaires. 

— On aurait dit des bruits de lutte... j'ai bien envie d'y faire un tour pour vérifier tout ça. Ce n'est peut-être rien mais...

— Tu veux que je vienne avec toi ? proposa Naples. 

Cela lui changerait les idées et l'empêcherait de repenser à sa conversation étrange avec Leo. Un mystère au Vatican, quoi de plus distrayant ?

— Pas pour l'instant, refusa Paul. Je te tiendrai au courant. 

Naples hocha la tête, déçu mais ne le montra pas. 

Paul soupira alors qu'il ne trouvait pas ce qu'il était venu chercher. Il était persuadé de l'avoir mis quelque part par là. Ce n'était pas sur son bureau, ni sur la table, ni dans le canapé...

— Mais qu'est-ce que tu cherches ? finit par lui demander Naples, le voyant fouiner partout. 

— Le redolendi, répondit Paul. J'étais sûr de le trouver ici.

 Le défendeur écarquilla les yeux. Cela faisait une éternité qu'il n'avait pas vu cet objet. Le redolendi servait à percevoir s'il y avait eu une intervention, ancienne ou récente, d'un souterrain quelconque. Très utile pour tous ceux qui n'avaient pas de perception innée. 

— La dernière fois qu'on s'en est servi, ça date, non ? 

— Quelques années, admit Paul en soulevant les coussins du fauteuil. C'est quand je ne veux pas déranger Lucia. 

— Où est-elle, d'ailleurs ? s'enquit Naples. 

Paul eut un petit sourire et son regard alla au plafond. Naples n'eut pas besoin qu'il en dise plus. En fait, il n'aurait pas dû poser la question. La réponse était toujours la même. 

— D'habitude, ça ne me dérange pas d'interrompre ses parties de jambes en l'air mais là, ça fait un petit moment qu'ils sont enfermés avec Cesare et je sens qu'ils ne font pas que baiser. 

Naples écarquilla les yeux. C'était étrange venant de sa compagne. Même si elle ressentait des émotions, c'était rare qu'elle les exprime. Mais il voyait où le Dux Reum voulait en venir. Cesare était amoureux de Lucia depuis des décennies. Lucia était plus ambiguë mais le défendeur était persuadé qu'elle éprouvait la même chose mais refusait de l'assumer. 

À la fois parce qu'elle ne se trouvait pas digne de lui et à la fois parce qu'elle ignorait la manière de faire des couples et qu'elle n'était pas certaine que ce soit compatible avec son besoin constant de sexe. Naples était donc au courant de ses hésitations, tout comme Paul. Et si le défendeur préférait rester en dehors de ça, Paul adorait se mêler des affaires des autres et essayait de faire en sorte que Lucia et Cesare se retrouvent plus fréquemment ensemble que n'importe qui d'autre.

Naples comprenait donc l'envie de Paul de les laisser tranquilles. 

— Ah ! Il était là ! lâcha le Dux Reum.

Naples sortit de ses réflexions et le vit en train de se relever après avoir extirpé le bras de sous une des bibliothèques. Il tenait un petit objet ressemblant à une balle rebondissante percée d'une flèche et souriait bêtement. 

— J'espère qu'il fonctionne encore, murmura Paul en frottant la poussière sur le redolendi. 

— Il suffit de voir s'il reconnaît la signature de Lucia, fit Naples et son compagnon approuva.

 Il appuya deux fois sur le centre de l'objet et la flèche eut un soubresaut avant de rentrer puis de ressortir du corps de l'objet. Il vibra légèrement puis s'illumina et Paul afficha une expression satisfaite. 

— Il fonctionne ! Bien, je vais au Vatican sans plus tarder, ajouta-t-il en reprenant son sérieux. Je devais voir Valens pour l'entraîner après ses cours à l'université, tu pourras...

— Je te remplace, promit Naples.

Paul hocha la tête pour le remercier. 

Il tourna les talons puis se ravisa et posa un regard perçant sur son compagnon. Il percevait que ce dernier était perturbé et pencha la tête sur le côté. 

— Est-ce que ça va ? demanda-t-il donc.

Naples resta un instant interdit devant la question puis soupira et secoua la tête. 

— Ne t'inquiète pas, je gère, assura-t-il dans un sourire. 

Paul hésita, voyant que le sourire était feint. Mais son compagnon avait l'air bien pour le moment et il avait ce besoin pressant de se rendre au Vatican. Il prit donc le parti de feindre de croire son compagnon mais se promit de le questionner plus longuement quand il reviendrait. Il y avait quelque chose, il aurait été prêt à le jurer. 

Il reporta donc son intervention à plus tard et se téléporta directement devant la place Saint-Pierre.

Par égards pour ses connaissances vaticanes, Paul avait promis de ne jamais apparaître directement dans le bureau de frère Giovanni ou ailleurs dans le Vatican. Il devait passer par la basilique Saint-Pierre et se faire connaître des gardes qui le feraient rentrer dans les parties privées de la cité pontificale. 

C'était une perte de temps mais Paul en avait pris son parti des années auparavant. Il profita donc du temps qu'il lui fallu pour entrer à la basilique et se présenter – ce qui fut considérablement écourté grâce à la carte spéciale défendeur que le Vatican lui avait délivré lui permettant de passer devant les touristes et autres personnels vatican – pour appeler Frère Giovanni. 

— Paul ! C'est rare que vous me contactiez, nota l'ecclésiastique. D'habitude, cela vient de mon fait. 

— Je sais, sourit le Dux Reum. Mais j'ai reçu un curieux coup de fil de la cité. Il ne semblait pas venir de votre bureau. 

Paul se plia aux fouilles d'usage avant de pénétrer dans l'aile réservée des bâtiments du Vatican. Pendant ce temps, il écouta le silence à l'autre bout du fil. Il pouvait percevoir la respiration calme de Frère Giovanni, le cliquetis d'un téléphone à cadran puis un murmure de voix. 

— Retrouvez-moi à la surveillance informatique, dit finalement Frère Giovanni après quelques instants. 

Il raccrocha, ce qui surprit Paul mais il se plia à l'injonction. À présent, il savait que quelque chose clochait et que Frère Giovanni était au courant. Le fait qu'il ait pris le temps de vérifier quelque chose avant de lui donner rendez-vous le prouvait. Paul essaya de ne pas échafauder de théories avec le peu qu'il savait et pressa le pas pour arriver rapidement au service de sécurité du Vatican. 

Des gardes voulurent lui barrer l'accès mais il dévoila la carte spéciale et après vérification auprès de leur supérieur, ils le firent pénétrer dans le saint des saints. Des opérateurs reliés à des casques aux yeux visés à leur écran l'accueillirent et se tournèrent à peine pour le regarder. 

Il remarqua que les écrans retransmettaient des images des caméras de surveillance disséminés partout dans la cité papale. Il essaya de trouver celles qui montraient les images de l'intérieur des Etats pontificaux, là où il n'y avait ni touristes, ni pèlerins mais n'en eut pas le temps avant que Frère Giovanni ne l'interpelle. 

Le moine était à l'autre bout de la pièce et lui faisait signe de s'approcher de lui. Le Dux Reum le rejoignit et ils échangèrent une poignée de main cordiale avant qu'il ne l'entraîne un peu à l'écart, dans un bureau avec un autre prêtre, très jeune. Paul salua d'un mouvement de tête l'inconnu qui lui répondit sur le même mode.

— J'ai demandé au père Philippe de m'aider dans mes recherches, indiqua Frère Giovanni. Les ordinateurs ne sont pas mon fort, s'excusa-t-il dans un murmure. 

— Cela veut dire que vous savez ce qu'il se passe ? comprit Paul pour vérifier son intuition.

Le moine déglutit péniblement avant d'hocher la tête. 

— Nous avons un... problème. Je ne pensais pas avoir à vous appeler mais... de toute évidence.

Paul fronça les sourcils. Tout ceci était de plus en plus mystérieux. Il brûlait de connaître les réponses mais connaissait Frère Giovanni. Il aimait prendre son temps pour donner les informations afin de ne rien oublier. 

— Le père Philippe m'a confirmé que j'aurais dû faire appel à vous depuis longtemps. 

Le Dux Reum coula un regard en biais vers le prêtre. Frère Giovanni saisit son interrogation. 

— Je suis le relais entre les défendeurs et le Vatican mais vous saviez que je ne suis pas le seul à connaître l'existence des démons, sourit-il. 

Paul opina. Il le savait évidemment mais il n'avait jamais été présenté aux autres prêtres dans la confidence et en fait, il s'en était toujours plus ou moins fichu. Le père Philippe lui semblait étonnamment jeune cependant et il se demanda combien la brigade spéciale comptait de membres. 

— Dans cette optique, nous ne vous appelons pas toujours quand nous sommes confrontés au démon. 

— Vos exorcistes continuent de travailler sur les possessions, confirma Paul. 

— Entre autres, confirma Frère Giovanni, une lueur de mystère dans les yeux. 

Cela aiguisa la curiosité de Paul mais il ne le montra pas. 

— Quoi qu'il en soit, depuis quelques temps, une série de meurtres se déroulent dans l'enceinte du Vatican. Pour l'instant, nous avons réussi à étouffer les affaires. Elles concernaient soit des prêtres sans famille soit des vagabonds. La presse n'en a pas eu vent du coup mais la police vaticane a été sur les dents avant que je ne sois appelé par Sa Sainteté pour examiner les faits.

« Les meurtres étaient sauvages, sanglants et... malheureusement, clairement satanistes. Des pentagrammes, des bougies, des croix renversés, des hosties souillées... je vous passe les détails.

Paul enregistra les informations. Cela ressemblait à des crimes commis par des humains qui adhéraient à des sectes vouant un culte à Belzébuth. Ce n'était pas du ressort des défendeurs et il comprit que Frère Giovanni ne l'ait pas appelé dans ces conditions. 

— Nous pensions - et moi le premier - qu'il s'agissait d'un individu possédé et nous avons tout mis en œuvre pour le trouver. Mais il était invisible aux caméras et nous n'avons trouvé aucun indice pouvant nous mener à lui. Philippe et Albert voulaient que je vous contacte, pensant que nous avions affaire à un souterrain qui se serait introduit au Vatican. 

Paul écarquilla les yeux. C'était quasiment impossible d'y songer. En possession, pourquoi pas... quoique. Certes le souterrain était vaguement protégé par son enveloppe humaine mais c'était improbable. Quant à un souterrain agissant directement dans l'enceinte du Vatican ? Non, c'était impossible. L'aura céleste y était bien trop forte pour être supportée par un souterrain. Pas sans un minimum d'entraînement. Et pour commettre des meurtres et manger des humains, entrer dans le Vatican n'était pas nécessaire. 

— Oui, voilà, j'ai réagi de la même manière, sourit Frère Giovanni, lisant sur l'expression de Paul son raisonnement. Une intervention souterraine en plein cœur de la cité pontificale, c'est impossible. J'aurais cependant dû écouter sans doute et vous appeler néanmoins. 

— Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ? demanda Paul, intrigué. 

— J'ai demandé au père Philippe de trouver la personne qui vous avait contacté. C'était Albert. Et... je crois que vous devriez regarder.

Paul s'approcha de l'écran que le père Philippe tournait vers lui puis retint son souffle. Il se tourna vers Frère Giovanni, estomaqué. Le moine soupira et passa une main dans ses cheveux. 

— J'aurais dû vous appeler plus tôt, se reprocha-t-il. 

Capitolo 4

Naples terminait son verre de vin et se resservit. La bouteille était vide et il soupira. Il se leva pour aller en chercher une, ouvrit la petite cave dans la cuisine, prit une nouvelle bouteille, la déboucha puis retourna s'asseoir et compléta son verre. 
Je n'aurais plus qu'une seule question. 
Les paroles de Leo revenaient sans cesse le hanter. Il vida son verre d'un trait. 
J'aimerais savoir ce que vous attendez de moi. 
Le vin remplit le verre.
Vous avez bien fait tout ceci dans un but, non ?
Le vin coula dans sa gorge. 
M'emmener dans une pâtisserie tenue par des démons, m'entraîner dans votre univers, m'expliquer ce qu'il se passe, me dire que je ne suis pas humain...
Le vin remplit le verre. 
Que je devienne défendeur ? Que je vous mène quelque part ? 
Le vin coula dans sa gorge. 
Est-ce que je suis la clef menant à un trésor ?
Le vin remplit le verre.
Vous espérez que je vais vous croire ?
Le vin coula dans sa gorge.
Vous croyez qu'un homme a envie de voir sa vie chamboulée de cette manière ?
Le vin remplit le verre. Jusqu'au bord.
Qu'il a envie de s'entendre dit que les monstres existent et qu'ils peuvent s'en prendre à lui n'importe quand ?
Le vin coula dans sa gorge. 
Vous avez mieux digéré que moi, c'est ça ?
Le vin remplit le verre. 
J'oublierai tout ? 
Le vin coula dans sa gorge. 
Alors vous ne vouliez vraiment rien faire de moi ?
Le vin remplit le verre.
Je dois y réfléchir. 
Le vin coula dans sa gorge. 
Je n'aurais plus qu'une seule question. 
Le vin ne remplit plus son verre. La bouteille était vide. Il se leva pour aller en chercher une autre. 
Je n'aurais plus qu'une seule question. 
Le bouchon sortit dans un pop. Naples se tourna vers le canapé. 

— Je crois que ça suffira, fit Lucia en posant sa main sur son bras. 

Il sursauta, comme surpris dans ses rêveries. Sa compagne avait un air sévère sur le visage. Il essaya de déterminer pourquoi elle le regardait de cette manière. Il vit les cadavres d'un dizaine de bouteilles sur la table du salon et fit la relation avec celle qu'il tenait. Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait bu autant. Même pour lui qui tenait bien l'alcool, c'était beaucoup.  
Il ne résista pas quand Lucia lui prit la bouteille des mains pour la reboucher et la remettre à la cave. Il l'entendit vaguement mettre de l'eau à chauffer mais son esprit était bloqué sur les bouteilles vides.  
Il aimait boire de l'alcool. Un verre de temps en temps.  
Mais il venait de boire près de dix litres de vin. Tout en ressassant une conversation avec un humain. L'étrangeté de la situation lui sauta aux yeux. Pourquoi avait-il fait cela ? Pourquoi cela le touchait-il autant ? Pourquoi le cas de Leo le perturbait-il ? 
La bouilloire siffla mais ce fut la main de Lucia sur son bras qui le sortit de nouveau de son état d'hébétude. 

— Allez Naples, tu vas m'expliquer ce que tu as. Devant une bonne tasse de thé, je crois que tu as assez bu. 

Il opina puis se laissa entraîner par sa compagne. Elle le fit asseoir sur le canapé puis lui servit une tasse de thé et la lui mit dans ses mains. La chaleur de l'objet se transmit peu à peu à son corps et, après qu'elle l'ait forcé à prendre la première gorgée, il fut légèrement revigoré. Assez pour voir qu'elle attendait patiemment qu'il commence.  
Il essaya de clarifier ses idées.  
Depuis que Paul était parti, il s'était mis à boire. Au départ, comme il le faisait toujours, pour analyser sa journée. Il voulait simplement repasser la conversation pour essayer de bien la comprendre, de voir où il aurait pu améliorer les choses, de voir s'il y avait un moyen pour reconstruire leur relation. Mais apparemment, il s'était perdu à un moment. 

— Je ne sais pas, finit-il par dire, quand l'évidence se dessina dans son esprit. 

Lucia masqua son étonnement. Naples n'était pas du genre à dire qu'il ne savait pas. Ou alors, cela n'augurait rien de bon. Et elle comprenait enfin pourquoi Valens était venu la trouver. Paul était absent et il avait essayé de parler avec Naples mais son état l'avait inquiété. Comme le jeune homme était toujours un peu dépassé quand il s'agissait de consoler les gens, il avait préféré qu'elle s'en charge. Heureusement, Cesare venait de s'endormir, sinon elle l'aurait envoyé bouler.  
Alors que Naples avait visiblement besoin de son aide. Elle essaya donc de trouver une raison valable à son état.

— C'est à cause de ton assistant ? tenta-t-elle. 

Elle disait cela comme ça. Elle aurait su s'il y avait des tensions entre ses compagnons aussi elle ne voyait que le travail de Naples pour être responsable de son état émotionnel. Elle ne s'attendait cependant pas à la réponse de son compagnon. 

— Apparemment, oui. 

— Apparemment ? répéta-t-elle, amusé. 

Naples aimait raisonner, y compris sur les sentiments et les relations entre les gens. Faits, causes, conséquences... tout avait une logique selon lui. Elle était curieuse de voir par quel raisonnement il était arrivé à cette conclusion. 

— Tu sais qu'il est particulier : mi Leïs, mi céleste, commença-t-il.

Elle opina. Elle avait suivi les nouvelles. Paul était tout retourné d'avoir trouvé quelqu'un comme Leo. Ce n'était pas rare mais ça ne courait pas les rues non plus. 

— Tu devais lui parler de notre monde, se rappela-t-elle. 

— Effectivement, confirma-t-il. C'est ce que je faisais. Mais aujourd'hui, il a... il m'a posé une question à laquelle je ne m'attendais pas.

Lucia attendit qu'il continue. Repenser à tout ça le perturbait suffisamment. Elle ne souhaitait pas en rajouter.

— Il m'a demandé ce qu'on attendait de lui, si on voulait qu'il soit défendeur ou s'il était la clef d'une énigme... et je ne pensais pas qu'il avait ce genre d'idées. Je ne croyais pas qu'il pouvait penser que je faisais tout ça pour l'utiliser à quelque chose de particulier. 

Lucia acquiesça mais ne dit rien. Elle sentait que ce n'était pas tout, que son compagnon avait été perturbé par quelque chose d'autre. Elle souhaitait lui laisser tout le temps nécessaire pour s'exprimer. 

— C'était blessant alors... je me suis dit que je devais le rassurer. Je lui ai dit qu'on attendait rien de particulier et que s'il le voulait, Paul pourrait lui faire oublier tout ça pour qu'il reprenne sa vie. 

Naples se tut. Le souvenir de la conversation lui laissait toujours un goût amer dans la bouche. Lucia le remarqua et lui laissa un instant avant de reprendre. 

— Qu'est-ce qu'il a dit ? s'enquit-elle.

Naples déglutit pour faire passer la boule qu'il avait dans la gorge. 

— Qu'il devait y réfléchir. 

Son ton était morne et sa compagne comprit que c'était là la véritable raison de son humeur chagrine. 

— Et tu le regrettes ? Qu'il pense à cette possibilité ?

— Je sais que c'est stupide, se moqua Naples. Mais je ne sais pas pourquoi ça me ronge autant. Je n'aime pas du tout l'idée qu'il veuille tout oublier. 

Lucia devinait la raison mais elle voulait en avoir le cœur net. D'autant que dans le cas de son compagnon, si c'était cela, c'était compliqué à gérer. Elle ne voulait pas se planter.

— Tu penses que s'il oublie, il gâcherait son potentiel ? Ou qu'il passerait à côté de quelque chose ?

Naples ne répondit pas tout de suite, considérant sérieusement ces questions. 

— Non, je ne pense pas. Ce n'est pas... après tout, on ignore s'il a des pouvoirs. Peut-être qu'il n'en a pas. Et je n'ai jamais vraiment cru que savoir était la source du bonheur. Certes, la connaissance est importante mais certaines personnes ne peuvent pas toujours la gérer et je pense que Leo... n'a pas besoin de savoir pour être heureux. Dans son cas, je crois qu'oublier serait salutaire. 

— Alors si tu crois que c'est mieux pour lui, pourquoi ça te perturbe ?

— C'est le nœud du problème. Je n'arrive pas à comprendre...

— Dis-moi simplement ce que tu ressens, encouragea Lucia, certaine à présent d'avoir fait le bon diagnostic. 

Il le savait mais se trouvait stupide dans la reformulation. C'était la première fois qu'il n'osait pas dire quelque chose à Lucia. Alors qu'il lui avait déjà avoué des choses bien plus honteuses.

— Je n'ai pas envie qu'il parte loin de moi, murmura-t-il au bout d'un moment.

Lucia s'empêcha de sourire. C'était une excellente nouvelle mais elle percevait que Naples n'était pas encore prêt à l'entendre. Elle savait pourquoi, évidemment, mais elle voulait tout de même qu'il prenne conscience de ce qu'il éprouvait. Il n'était cependant pas obligé de savoir la joie que cela lui procurait. 

— Tu aimais bien l'idée qu'il sache tout de toi ? 

— Il ne sait pas tout de moi Lucia, asséna-t-il, sévère. 

Son regard était blessé et sa compagne eut le cœur brisé. Leo aurait des tas de choses à apprendre, des choses assez horribles sur le compte de Naples. 

— Bien sûr, mais c'est quand même une de ces grosses informations qu'on préfère que les gens qu'on apprécie connaissent. 

Naples hocha la tête, approuvant, avant de tiquer. 

— Les gens qu'on apprécient ? répéta-t-il.

Cette fois, Lucia ne masqua pas son sourire. 

— Oui, Naples. Les gens qu'on apprécie, voir qu'on aime. 

Il resta interdit un moment avant de secouer la tête, amusé. Elle était folle d'envisager cela. Ce n'était pas possible pour lui. Pourtant, elle continuait de le regarder avec cette expression heureuse, certaine d'être dans le vrai. Le doute s'insinua en lui. Elle donna le coup de grâce. 

— Leo te manquerait s'il n'était pas là parce que tu es tombé amoureux de lui. 

Il allait s'insurger mais toutes les pièces du puzzle s'emboitaient. Les raisons de ses préoccupations, de sa nervosité, de son envie d'améliorer sa relation avec lui alors qu'il n'avait jamais cherché à soigner ses relations avec ses collègues auparavant... tout concordait.  
Il écarquilla les yeux en regardant sa compagne. 

— C'est pas vrai, soupira-t-il en prenant sa tête dans ses mains. 

C'était la pire nouvelle du monde et elle l'attira contre elle pour le rassurer. Elle savait qu'il s'était persuadé qu'aimer serait synonyme de souffrance pour lui. Il avait des raisons très pertinentes mais elle voulait croire que tout était possible. Et que l'amour réciproque existait pour lui aussi. 

Il reste simplement à l'en persuader, se dit-elle en continuant de l'apaiser.

Capitolo 5

Paul regarda avec horreur l'écran que le père Philippe avait tourné vers lui. Il n'était pas bien sûr de ce qu'il voyait mais l'impossible s'inscrivait petit à petit dans son esprit. Un corps était avachi dans un fauteuil, à un bureau, le téléphone portable tombé à terre. Cela aurait pu être simplement une crise cardiaque mais ce n'était pas le cas. 

Les quatre membres du corps manquaient, les yeux avaient été arrachés et du sang coulait de sa bouche. Paul ignorait si cela provenait des hémorragies successives ou bien si on lui avait aussi arraché la langue ou des dents. 

— Personne n'est rentré dans la pièce, murmura Frère Giovanni. 

Paul le regarda comme s'il n'existait pas. Puis, il reprit ses esprits. Il avait été témoin de crimes aussi atroces même si la place où avait été commis celui-ci le faisait réfléchir sur les possibilités. 

— Quand nous avons triangulé la position, j'ai jeté un œil aux caméras et j'ai trouvé le corps, affirma le père Philippe. Nous avons sécurisé le bureau pour que rien ne puisse interférer avec votre enquête. 

C'était une décision intelligente. Froide, calculatrice et sans compassion. Ses amis ne s'étaient pas déplacés pour l'aider en voyant son corps. Paul chassa ses idées noires. Quatre membres, les yeux arrachés... nul doute qu'il était mort. Souiller la scène pour le vérifier était inutile. Il s'efforçait donc de voir dans ce manque apparent de compassion la preuve qu'ils voulaient arrêter le responsable et venger ainsi la mort de leur ami. 

— Dans ce cas, nous devons y aller, décida-t-il après quelques secondes. 

Frère Giovanni et le père Philippe échangèrent un regard puis un hochement de tête. Le père Philippe se leva et prit un trousseau des mains du moine. 

— Père Philippe va vous montrer. Si vous le permettez, j'aimerais rester ici. 

Paul n'y voyait pas d’inconvénients même si ce manque d'intérêt pour le mystère le surprenait de la part du moine. Il l'avait toujours connu enthousiaste mais ce n'était pas le cas. Peut-être parce que les crimes ont lieu chez lui, se dit-il. À moins que ce ne soit parce qu'il se fait vieux. Je n'ai pas remarqué mais il doit approcher les soixante-dix ans à présent. L'âge a pris son tribu sur lui. Et Paul savait combien cela pouvait faire changer la personnalité d'un individu. Immortel, il avait tendance à l'oublier mais même lui changeait imperceptiblement au fil du temps.  
Le Dux Reum prit donc congé du Frère Giovanni puis suivit le père Philippe dans les couloirs du Vatican. Il en profita pour sonder rapidement le remplaçant potentiel du moine. Il était jeune, très jeune même. Moins de trente ans. C'était donc sûrement un être particulièrement intelligent pour avoir obtenu un poste au Vatican. 

— Je vous prie d'excuser Frère Giovanni, déclara Philippe après quelques instants. Il est très fatigué en ce moment. Les soucis de la vie... Sans compter qu'Albert et lui étaient de très bons amis. Sa mort le touche plus qu'elle ne le devrait. 

Paul acquiesça. Il avait donc en partie raison dans son analyse. Mais quelque chose dans le discours du prêtre le fit tiquer. 

— La mort d'un de vos collègues ne vous touche pas ?

Philippe s'arrêta devant une porte puis se tourna vers lui et lui adressa un regard perçant. 

— Les circonstances de sa mort sont épouvantables. Mais il est à présent auprès de Notre Seigneur. D'une certaine manière, je l'envie d'être déjà passé de l'autre côté et de pouvoir contempler la face du Christ. 

Paul sourit à ce discours. C'était celui d'un homme dont la foi était inébranlable. Il l'entendait parfois et savait que les religieux, quels qu'ils soient, avaient toujours ce regard détaché sur la mort. Ce qui était tragique pour la plupart des êtres n'était pour eux qu'un passage. Et de ce qu'il savait sur la mort, ils étaient sans doute dans le vrai. 

— Je vois, répondit-il donc. 

Le père Philippe ne rajouta rien puis tourna la clef dans la serrure avant de faire jouer la poignée. La porte tourna dans un grincement puis une odeur atroce d'excrément, d'urine et de sang les saisit à la gorge. Habitué, Paul se contenta de froncer les sourcils mais le père Philippe eut un haut le cœur avant de rendre son déjeuner un peu plus loin dans le couloir.
Paul l'ignora et pénétra dans la pièce. 
Au premier coup d'oeil, il repéra les quatre membres arrachés qui avaient été empilés dans un coin du bureau hors de vue de la caméra. Il les observa et constata qu'ils étaient en parfait état. Pas de traces de morsures ou de griffures. Par contre, la déchirure était irrégulière. Il pouvait donc écarter l'ablation à l'aide d'un outil. Ils avaient été purement et simplement déchirés. Et s'il se fiait à la manière dont le sang avait coagulé, cela avait été fait en même temps ou juste après la mort. 
Il se releva puis s'approcha du bureau et du corps du père Albert. Les yeux avaient été posés sur le bureau devant lui, se regardant. Paul vit que la langue avait été disposée en dessous et les dents tout autour. Le Dux Reum essaya de se rappeler si cela était compris dans un rituel souterrain quelconque. Il ne trouva rien mais se promit de vérifier une fois de retour à la maison.
Il se concentra sur le tronc et confirma les constatations qu'il avait formulées sur les membres. Les déchirures correspondaient à un arrachement brutal, par quelque chose ou quelqu'un de très puissant. Les yeux par contre, ainsi que la langue et les dents avaient été arrachées avec un brin de minutie. Ce qui excluait davantage la possibilité d'une bête sauvage.
Il continua son exploration, essayant de rassembler toutes les pièces du puzzle. La pièce était maculée de sang mais rien n'avait été léché ou mangé. Les papiers, le mobilier, les tiroirs, tout était en ordre. Rien n'avait été fouillé. 
Il se posa au milieu de la pièce et réfléchit. L'implication d'un humain était possible évidemment mais cela lui semblait curieux. Déjà à cause de la force colossale qu'il fallait pour arracher un membre humain. Aucune trace ne semblait suggérer l'emploi d'outil quelconque ce qui aurait été obligatoire pour un humain.  
De la même manière, l'implication d'un souterrain était possible mais c'était sans compter le lieu où il se trouvait ni l'absence de mastication.  
Ou alors un souterrain sous contrôle humain, pensa Paul.  
Les rituels d'invocation fonctionnaient parfois et induisaient de ce fait que le souterrain devait obéir en tout point à l'humain. Ce dernier aurait ainsi pu s'occuper des arrachements délicats tandis que le souterrain se chargeait des arrachements brutaux. L'humain aurait empêché son partenaire démoniaque de se nourrir...  
Bon évidemment, ça peut-être un souterrain moins bourrin que la moyenne, qui se serait retenu. Mais quand même.. pourquoi venir au Vatican tuer un curé sans rien manger ou emporter ? Ça n'a aucun sens. Il y a des proies plus faciles à l'extérieur de l'enceinte et même de Rome.  
Paul n'y comprenait rien. Cela faisait des siècles qu'il habitait dans la cité pontificale et des meurtres aussi sauvages n'étaient jamais le fait des souterrains. Il ne voyait pas la raison qui aurait pu pousser un souterrain à commettre celui-ci. Sauf s'il était tenu en laisse par un humain. 

— Est-ce que vous trouvez quelque chose ? demanda soudain le père Philippe. 

Surpris dans ses réflexions, Paul se tourna et découvrit le prêtre qui essayait de reprendre une contenance. Visiblement, le spectacle l'avait ébranlé plus qu'il ne s'y attendait. Il avait le teint blême et la voix peu assurée. Paul réprima un sourire moqueur. Il avait cru qu'en le voyant sur l'écran il pourrait supporter le véritable spectacle mais il s'était visiblement trompé. Sans qu'il ne sache vraiment pourquoi, cela réjouissait Paul. 

— Je n'ai que des hypothèses pour le moment, répondit-il. Et je dois avouer que ce ne sont que des conjectures sans queue ni tête. 

— Un rituel satanique, comme les autres, trancha le père Philippe. 

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? s'étonna Paul. 

Le prêtre tendit la main, index pointé vers le corps. Le Dux Reum se tourna dans la direction et écarquilla les yeux. Il ne l'avait pas remarqué auparavant mais les mots rituel satanique lui permirent de voir le pentagramme gravé sur le devant du bureau ainsi que la croix renversée au-dessus de la fenêtre.
Cela ajouta un peu plus à sa confusion. Pourquoi un humain ayant réussi une invocation de souterrain aurait eu besoin de faire ce genre de rituel ? D'autant que Paul était certain qu'il ne fonctionnait pas. Les sacrifices humains étaient en général compris dans les rituels souterrains mais pas de cette manière et l'offrande finissait dévorée et non simplement écartelée. 
Il lui manquait des informations. 

— Est-ce que les autres ont eu les membres arrachés aussi ? demanda Paul, pressant. Des traces de mutilation ? De morsures ? De griffures ?

Le père Philippe eut un mouvement de recul devant le ton insistant du Dux Reum. Il ne s'y attendait pas. Celui qu'il avait pris pour quelqu'un de froid et de calculateur se révélait à présent d'un enthousiasme débordant. Comme si subitement, la résolution de cette affaire était la chose la plus importante qu'il devait accomplir. 

— Je ne... je ne suis pas certain, répondit-il donc. Il faudrait consulter les rapports d'autopsie. 

— Puis-je ?

Le père Philippe hésita puis se rendit à l'évidence. D'après les dires de Frère Giovanni, l'homme face à lui était quelqu'un d'important. Nul doute que le Pape lui-même se porterait garant pour lui. 

— Sans doute, oui. Nous devrions nous rendre à la section scientifique. 

— Dans ce cas, ne perdons pas une minute, décida Paul en poussant le prêtre dans le couloir. 

Puis il se ravisa et pensa au redolendi. 

— Non, attendez, j'ai encore une vérification à effectuer. Une routine et sans doute que cela ne m'apprendra rien de plus mais néanmoins.

Le père Philippe acquiesça, bien bouleversé à présent et regarda l'homme retourner dans le bureau puis sortir un objet semblable à une balle rebondissante de sa poche. 

Paul calibra le redolendi. L'objet eut plusieurs soubresauts mais ne s'illumina pas. Le Dux Reum resta bête. Le prêtre saisit sa stupeur et s'approcha. 

— Un problème ?

Paul se composa une expression assurée, rangea le redolendi puis se tourna vers le prêtre. 

— Non, non, juste une vérification mineure, assura-t-il dans un sourire. Allons voir ces rapports, voulez-vous ?

Le prêtre acquiesça même s'il doutait de la véracité des paroles de son interlocuteur. 

— Vous devriez faire appeler quelqu'un pour enlever le corps, prévint Paul alors qu'ils sortaient et que le père Philippe fermait le bureau à clef.

Le prêtre approuva puis sortit son portable. Il envoya un sms à la police vaticane qui était en attente. Les inspecteurs avaient été avertis du meurtre mais tenus à l'écart le temps que Paul ait fait ses constatations. Ils allaient ouvrir leur enquête à présent et Philippe rangea son portable avant de prier le Dux Reum de le suivre.  
Il ne vit pas l'expression perplexe de Paul qui ressassait les résultats du redolendi. Il savait que son artéfact fonctionnait. Il n'y avait donc pas de doute possible. 
Aucun souterrain n'était impliqué dans cette histoire. 

Et les autres possibilités étaient peu rassurantes. 

Capitolo 6

Naples se baissa pour éviter la faux de Valens et riposta par un coup de bâton dans les genoux du jeune homme. Ce dernier ne put l'esquiver et retomba lourdement sur le dos. La douleur irradia dans son corps mais ne l'étourdit pas et il réussit à contrer le coup final de Naples en présentant le manche de son arme. 

Les deux bois se percutèrent dans un bruit assourdissant mais Naples se mit à peser pour fatiguer son adversaire. Valens jura intérieurement et essaya de résister à la pression. Il banda ses muscles et serra les dents. Il chercha une autre solution afin de se débarrasser de l'emprise de son compagnon. 

Il n'en trouva pas et s'énerva. Naples n'était pas le plus puissant des défendeurs. C'était comme un affront personnel d'être battu par lui. Même lui le reconnaissait. Mais Valens ne parvenait pas à le battre. Ça faisait à présent deux heures qu'ils s'entraînaient et à chaque fois, ça finissait de cette manière. 

Valens bougea les jambes pour essayer de déstabiliser Naples mais son compagnon, l'anticipant, changea de position et retira son bâton. Surpris, Valens fut emporté par son élan et ne put esquiver l'arme de Naples qui s'enfonça dans ses côtes, le clouant au sol. Il n'avait plus la possibilité de prendre sa faux en main pour menacer son adversaire et il ragea. 

— C'est bon, j'ai perdu ! grogna-t-il alors que Naples appuyait son arme plus fortement pour obliger le jeune homme à formuler sa défaite. 

Naples eut un sourire satisfait puis retira son bâton, le fit tournoyer dans ses mains et proposa son aide à Valens pour le relever. 

— Pfff, soupira ce dernier, refusant d'un mouvement de tête. J'en ai marre. Je suis sûr t'as pris des stéroïdes !

— Tu y crois vraiment ? se moqua-t-il.

Valens le jaugea sérieusement puis haussa les épaules. 

— Non, admit-il. Mais je comprends pas... D'habitude je te bats sans problème...

Naples s'installa près de son compagnon et le regarda dans les yeux.

— Tu crois qu'il y a une raison ou bien est-ce que tout simplement tu as commis des erreurs ? demanda-t-il.

Valens le regarda comme s'il l'avait piqué puis comprit que Naples voulait le faire réfléchir. Il repensa aux combats précédents. Il les rejoua mais ne voyait pas ce qu'il clochait. 

— J'ai fais comme d'habitude. Je n'ai pas vraiment changé..., analysa-t-il.

— Vraiment ? Même pas un petit peu d'orgueil supplémentaire parce que tu étais assuré de gagner ?

Valens arrondit les yeux, surpris de cette affirmation. En y réfléchissant, peut-être qu'il avait raison. Naples souriait, comme s'il était fier de sa petite blague. 

— Comment est-ce que...

— Tu sais qu'il est très difficile de battre un adversaire armé d'une faux ? A fortiori quand il la maîtrise aussi bien que toi. L'allonge est importante et contrairement à la hache ou à la lance, la lame est maniable tout en étant large. Résister à une faux c'est très compliqué, cela demande de la patience et de l'agilité. Plus que de la force. Du reste, c'est exactement pour ça que les humains ont affublé la Mort d'une faux, parce que c'est l'arme la plus difficile à contrer. 

Valens n'en savait rien mais acquiesça aux propos de son compagnon. Un certain sentiment de fierté s'épanouit en lui. 

— Du coup, déjà que je ne suis pas particulièrement puissant, je ne peux quasiment pas espérer te battre. À part en faisant quelque chose. Est-ce que tu peux deviner quoi ? 

Valens réfléchit quelques secondes puis tenta une réponse : 

— Attendre que je commette une erreur ?

— Oui, sourit Naples, si je veux que le combat dure deux cents ans. 

Il y avait de l'ironie dans sa voix et Valens sut qu'il s'était trompé. 

— Je ne sais pas, finit-il par avouer.

Il avait hâte d'en terminer maintenant. 

— La magie, Valens. Beaucoup de défendeurs la sous-estiment et ne s'en servent jamais. Tu te souviens ce dont Lucia te parlait l'année dernière quand tu révisais pour ton Initiation ?

Valens opina. Il s'était énervé sur les formules qu'il n'arrivait pas à retenir et qui selon lui n'étaient pas utiles. Puis Lucia lui avait montré des formules qui lui plairaient davantage pour faciliter son apprentissage. Il avait été surpris de voir à quel point les sorts et formules pouvaient être variés et servir à différentes causes. Il s'était étonné que les défendeurs ne les utilisent pas quotidiennement et Lucia ne lui avait pas vraiment donné de réponse satisfaisante. 

Il comprit alors qu'il avait fait exactement comme tout le monde. Une fois son examen en poche, il n'avait plus jamais utilisé les formules et sorts qu'il avait appris. Et il était incapable d'en donner la raison. 

— Pourquoi est-ce qu'on ne s'en sert pas plus ? murmura-t-il.

Naples l'entendit et sourit. 

— C'est un grand mystère, avoua-t-il. Certains défendeurs les utilisent plus quotidiennement mais la majorité se contente de les apprendre une fois et de ne plus en reparler. Sans doute parce qu'on ne prend pas l'habitude d'utiliser des sorts tout prêts assez tôt et que les habitudes ont la vie dure. 

— Du coup, même si on en voit l'utilité, on ne voudra pas changer sa manière de faire, comprit Valens et Naples confirma d'un mouvement de tête. C'est con. 

— Oui, c'est con, admit son compagnon. Quoi qu'il en soit, plus les défendeurs sont forts et moins ils s'en servent. Je suis un défendeur de niveau intermédiaire alors je compense mes faiblesses avec des choses inattendues...

— Dont l'emploi de la magie, comprit Valens. Je n'avais jamais remarqué. 

— En général, je n'en ai pas besoin contre les souterrains ordinaires, ils ne sont pas suffisamment intelligents ou habiles pour nécessiter un emploi de la magie de ma part. Et puis, Paul, Lucia, Cesare et toi êtes là. Nous sommes plutôt bons en équipe. 

— T'es souvent en train de lire un truc de toute manière, tu te bats rarement, remarqua Valens. 

— Aussi. Paul préfère employer mon cerveau que mes muscles. Je dois admettre que cela m'arrange de toute manière. Quoi qu'il en soit, maintenant que tu sais ça, comment t'ai-je battu ? 

— Tu veux que je te donne le sort que tu as utilisé ? demanda Valens, vérifiant qu'il avait bien compris la demande de son compagnon. 

— Si tu y arrives. 

Valens prit une profonde inspiration et essaya d'emboiter les pièces du puzzle. Il aurait pu s'énerver des énigmes de son compagnon mais il connaissait la finalité de l'exercice. L'Apprentissage était un niveau plus élevé que l'Initiation. Il devrait rendre compte de ses qualités de stratège. Il fallait donc qu'il se familiarise avec les tactiques les plus connues mais aussi qu'ils puissent analyser celles employées par ses ennemis. 

Comme le disait Naples, la plupart des souterrains n'en avait qu'une : foncer dans le tas. Mais certains d'entre eux étaient plus rusés et il fallait pouvoir pallier toute éventualité. Il réfléchit donc longuement puis essaya une réponse. 

— Si je reprends tout ce que tu m'as dit, je dirais que tu as dû me lancer un sort d'orgueil, pour multiplier mon ego. De cette manière, j'étais certain de te battre et je me suis fait surprendre quand tu as résisté un peu. Embrumé par ton sort, mon cerveau n'a pas su réagir à l'improbable : ta résistance. Je n'ai donc pas pu imaginer une riposte efficace assez vite. 

Naples eut un grand sourire. Il ne s'était pas attendu à ce que son compagnon parvienne si rapidement à la bonne réponse. Et pourtant. 

— C'est exactement, ça, félicita-t-il et Valens fut fier d'avoir trouvé. Maintenant que le sort ne fait plus effet, peux-tu me dire comment tu aurais pu me battre ? 

De nouveau, Valens agita ses méninges. Il se revit sur le sol, Naples au-dessus de lui et analysa encore la situation. La solution apparut et il se sentit idiot de ne pas l'avoir trouvée sur le coup. 

— Ton équilibre n'était pas bon, jugea-t-il. Tu étais trop appuyé sur la gauche, j'aurais dû rouler légèrement sur la gauche et je t'aurais déséquilibré. Tu serais tombé ou à minima tu aurais trébuché et j'aurais pu me relever. 

Naples confirma d'un mouvement de tête. 

— Et j'aurais aussi pu employer le sort d'immobilisation contre toi ou alors la formule de confusion... 

— En effet, admit Naples, surpris par l'initiative de Valens. 

— Tu crois que c'est trop tard pour moi ? D'apprendre à maîtriser la magie en même temps que les tactiques martiales ?

— Pas si tu en as envie. Mais ça demande beaucoup de changements et d'adaptation dans les tactiques que tu avais mises en place. C'est pour cela que la plupart des défendeurs ne le font pas. Ils ont acquis une manière de combattre et c'est difficile de l'adapter. On ne le fait en général qu'en cas de force majeure : une blessure qui nous empêche de combattre comme avant ou bien de nouvelles capacités qui se développent par exemple. Mais si tu es motivé, je pense que tu y parviendras.

— Cool, sourit Valens, enthousiaste à l'idée d'utiliser la magie en plein combat. Je pourrais faire comme Geralt. 

Naples s'étonna de ce nom, qu'il n'avait jamais entendu. Il allait demander à Valens qui était ce Geralt mais Lucia et Cesare descendirent les escaliers. À leurs visages, Naples sut que quelque chose de grave venait de se produire. Il se leva, imité par Valens. 

— Je viens d'avoir Paul au téléphone, annonça Lucia, d'une voix blanche. 

Elle essayait visiblement de maîtriser ses émotions et Naples coula un regard vers Cesare, inquiet. Le Valentinois lui rendit un regard énigmatique qui fit frisonner Naples. Il comprit que Cesare n'avait pas beaucoup d'informations sur ce qui chamboulait ainsi Lucia mais qu'il était conscient que c'était énorme. 

— Au téléphone ? railla Valens. Il a la flemme d'utiliser la télépathie ?

— Elle ne passe pas toujours quand on se trouve au Vatican, répondit Cesare.

— Oui, et puis, Paul était bouleversé... je crois qu'il préférait utiliser quelque chose de sûr. 

Naples masqua sa surprise. La télépathie nécessitait, c'était vrai, une grande maîtrise émotionnelle. Il s'agissait d'utiliser son esprit pour agir sur celui des autres et leur transmettre des informations. C'était sans danger la plupart du temps mais un seul dérapage de la part de celui qui passait la communication et cela pouvait dégénérer en lésions psychiques ou neurologiques irréversibles. Si Paul estimait que ses émotions étaient trop embrouillés pour recourir sans danger à la télépathie, alors il avait dû avoir un choc psychologique important. 

Et ce qui pouvait bousculer un Dux Reum n'était pas de bon augure... 

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce qu'il a trouvé ?

— Il est sûr de rien et il veut que j'aille vérifier mais apparemment, on a un problème. 

Capitolo 7

Paul acheva rapidement la lecture des rapports d'autopsie. Ils étaient peu nombreux mais anormalement épais. Heureusement que la formule de lecture rapide existait. Cela lui était assez souvent utile pour compulser les nombreux écrits quand sa mémoire lui faisait défaut.

Il posa le dernier rapport puis regarda le père Philippe et Frère Giovanni. Ce dernier les avait rejoint quelques minutes auparavant et avait échangé quelques paroles avec le prêtre avant d'attendre patiemment que le Dux Reum ait terminé sa lecture. Paul avait entendu les murmures d'un chapelet, une prière chrétienne, mais il n'avait pas pu déterminer de qui, du prêtre ou du moine, patientait en priant son Dieu. 

— C'est édifiant, énonça-t-il.

Les ecclésiastiques acquiescèrent. Leur médecin légiste était consciencieux et parfaitement au courant des enjeux qu'auraient ses rapports. 

— Pensez-vous que le coupable soit le même ? demanda Frère Giovanni. 

— C'est difficile à dire. Je ne peux pas être catégorique puisque je n'ai pas vu les scènes de crimes mais les meurtres semblent trop similaires pour que cette théorie soit rejetée. Je dirai même qu'il y a de fortes chances pour qu'elle soit fondée. 

— Ce n'est donc pas un humain possédé ? s'enquit le père Philippe.

Paul hésita. La possession était quelque chose de subtil, délicat et fragile. Peu de souterrains la pratiquaient parce qu'elle requerrait beaucoup de puissance. En général, seuls les supérieurs s'amusaient avec. À la fois pour tourmenter les âmes humaines et mettre à l'épreuve les religieux de tous horizons. Quelques souterrains ordinaires la pratiquaient également, avec maladresse et peu de résultats. 

Mais si la possession aurait pu être la réponse à la problématique soulevée par des meurtres de clercs en plein Vatican en temps normal, les résultats du redilendo l'excluaient. Ou alors promettaient de découvrir quelque chose de nouveau. 

Aussi Paul hésitait sur la réponse à formuler. Il aurait dû l'exclure carrément mais son instinct lui soufflait que peut-être, il y avait une infime chance que ce soit ça. Cela aurait été inédit mais c'était encore préférable à ce qu'il échafaudait. 

— Ce n'est pas à exclure mais je pense à autre chose, avoua-t-il, essayant de mettre autant de vérité que possible dans ses paroles. 

— A quoi ? voulut savoir Frère Giovanni.

— Une théorie qu'il faudrait vérifier avant que je ne vous la dévoile, répondit honnêtement Paul. 

Le père Philippe eut un mouvement mais le moine lui intima d'un geste de se reprendre. Les deux hommes se regardèrent et Paul vit la tension les habiter avant que le prêtre ne se résigne en hochant la tête, visiblement à contre cœur. 

— Vous chargez-vous de cette enquête ? reprit le moine. 

— Oui, assura Paul. Cela relève de la compétence des défendeurs. Je pense que vous seriez dépassé. 

— Je regrette de ne pas l'avoir compris avant, avoua Frère Giovanni. Cela aurait peut-être pu épargner certaines victimes. 

— Ce qui est fait est fait, cita Paul. 

Il ne voulait pas paraître tranchant mais ce fut le cas et le moine accepta le reproche non dissimulé en courbant la tête. 

— Que devons-nous faire ? continua Frère Giovanni. 

Paul s'humecta les lèvres. Il n'en avait pas la moindre idée. Normalement, après une attaque de souterrains, il suffisait de protéger les lieux. Mais il ne s'agissait pas d'une attaque de souterrains. Et le Vatican était normalement protégé suffisamment. 

— Je n'en sais rien, répondit-il honnêtement. Vos collègues sont morts selon des rituels souterrains biaisés. 

— Pardon ?

— C'est comme cela que les défendeurs appellent les rituels sataniques pratiqués par les humains, expliqua Frère Giovanni devant l'étonnement de son comparse. 

— Pourquoi biaisés ? voulut savoir le père Philippe. 

— Parce que la plupart du temps, les humains ne savent pas réellement en quoi consiste un rituel souterrain, précisa Paul. Ils s'imaginent des choses, en accomplissent d'autres et la plupart sont déçus parce qu'ils n'obtiennent pas de résultats. Ce qui nous arrange parce que cela rend l'existence de la magie et de mon monde moins tangible. Quoi qu'il en soit, ils n'emploient ni les bons termes, ni les bonnes pratiques. Ce sont des rituels souterrains biaisés parce que ce sont des rituels souterrains qui ont été rendus inefficaces par la frivolité et le besoin de contrôle de l'homme. 

— A moins que les défendeurs ou d'autres ne les aient rendus inefficaces pour dissuader les humains de les tenter, tenta Frère Giovanni.

Paul sourit. C'était une possibilité. Bien plus optimiste sur la nature de l'homme. 

— Donc, pour vous, il y a un humain derrière tout ça ? Pas un souterrain ? reprit le père Philippe.

Le Dux Reum soupira. Toute cette affaire était compliquée. Et l'envie de savoir de ce prêtre était fatigante. 

— Je ne saurais être catégorique. Il y a une intervention humaine sans nul doute mais j'ignore... (Il soupira.) Tout ceci est d'une ampleur à laquelle je ne m'attendais pas. 

— Alors est-ce que..., commença le père Philippe mais Frère Giovanni m'interrompit d'un geste. 

— Philippe, voudriez-vous nous laisser ?

Le moine percevait que cela ne passait pas entre son collègue et le Dux Reum. Malheureusement pour son collègue, Paul lui était indispensable. Il regarda le prêtre qui lui lança une expression estomaquée. 

Il n'en revenait pas d'être éconduit comme un enfant de choeur. Il avait montré qu'il était intéressé par tout cela, il avait fait ce qu'on lui demandait, son ami était mort... il méritait de rester. Mais le regard de Frère Giovanni était catégorique. Il ne voulait pas de lui ici. Et Frère Giovanni était le supérieur de la section. 

Le prêtre fit jouer ses mâchoires de colère puis s'inclina devant le moine avant de partir. En fermant la porte, il lança un regard haineux à Paul qui ne s'en offusqua pas. Il avait deviné la colère de l'homme d'être ainsi laissé pour compte. 

— Il ne m'aime pas, nota Paul, légèrement amusé. 

Frère Giovanni lui rendit son sourire. 

— C'est réciproque, il semblerait. Philippe est un homme intelligent et comme tous les hommes intelligents, il aime comprendre. Et quand il ne comprend pas, il s'énerve. Surtout quand l'homme qui normalement devrait comprendre ne comprend pas non plus.

— J'aimerais avoir une réponse claire à vous donner, pouvoir identifier ce qui s'en est pris à vos compagnons. Mais ce n'est pas le cas, regretta Paul. 

— Qu'est-ce qui coince ? Si c'était un souterrain ou un humain, vous ne feriez pas de mystère. Vous dites qu'il y a un humain impliqué mais que cela est de votre ressort. J'imagine donc que c'est compliqué. 

— Bien plus que vous ne pourriez le penser, avoua le Dux Reum. Oui, un humain est impliqué à cause de la forme des rituels. Aucune créature magique ne disposerait les corps de cette manière pour faire croire à un rituel souterrain biaisé. Soit il ferait autrement soit il accomplirait le rituel en bonne et due forme. C'est donc un humain. 

— Mais..., commença Frère Giovanni pour encourager Paul à continuer. 

Il n'était pas dupe et comme il l'avait énoncé, si cela s'était arrêté à cette conclusion, Paul lui aurait simplement dit que cette affaire n'était pas de son ressort et qu'il devrait chercher un malade mental, un maniaque satanique. 

— Mais la manière dont les corps ont été mutilés me donnent une impression étrange. Cet humain a nécessairement des pouvoirs. Je pensais à un être souterrain mais l'objet que j'ai utilisé m'indique que ce n'est pas cela. 

— Est-il fiable ?

— Oui, sourit Paul. Oh, bien sûr, aucun objet n'est fiable à cent pour cent mais j'ai pris l'habitude de me fier à celui-ci. Toutefois, je suppose que ma compagne viendra tôt ou tard pour vérifier. 

— Tant qu'elle est habillée, il n'y a aucun problème, s'amusa Frère Giovanni.

Paul sourit. Parfois, Frère Giovanni se rendait à l'hôtel pour l'entretenir d'un sujet délicat. Parfois, il interrompait une partie de jambes en l'air ou bien Lucia, oubliant qu'elle était nue, allait ouvrir comme si de rien n'était. Sa compagne ignorait ce que le mot pudique voulait dire. Le moine était donc tombée sur elle dans le plus simple appareil un certain nombre de fois et il prenait l'habitude de frapper et de fermer les yeux quand la porte s'ouvrait. 

— Une femme nue dans le Vatican, voilà qui ferait parler, plaisanta Paul. 

— C'est mieux que des prêtres assassinés sauvagement. 

Le Dux Reum acquiesça lourdement. La légèreté avait disparu et Paul s'en voulu de s'y être laissé aller. L'homme face à lui avait perdu des collègues et le poids de leurs morts s'était abattu sur lui en même temps que la plaisanterie qu'il avait proféré lui était apparue déplacée. 

— Nous allons trouver, Frère. Nous trouvons toujours, assura le Dux Reum en posant une main sur l'épaule du moine. 

— Même si la réponse vous glace les sangs ? demanda le moine, sérieux. Beaucoup d'hommes reculent devant ce qui leur fait peur. 

— Les défendeurs ne reculent pas. Jamais. 

Frère Giovanni regarda Paul dans les yeux et le sonda. Il voulait être certain que la personne à qui il confiait la responsabilité de trouver le responsable des meurtres de ces collègues était sincère. Il lut la franchise dans le regard de son interlocuteur et hocha la tête. 

— Puisse Dieu vous éclairer en chemin, souhaita-t-il. 

Paul le remercia pour la bénédiction d'un mouvement de tête puis le pria de l'excuser un moment. Il s'éloigna un peu et sortit son téléphone de la poche. Il devait absolument demander à Lucia de venir examiner les corps. Elle devrait lui donner son opinion. Il avait besoin de savoir. Et il espérait que son redolendi n'ait pas fonctionné. Il fallait absolument que des années d'inaction l'aient déréglé. Autrement, les possibilités étaient trop effrayantes. 

— Paul ? Tu m'appelles au téléphone ? s'étonna Lucia.

Il ne répondit pas. Elle comprendrait qu'il n'ait pas recouru à la télépathie quand il lui aurait exposé l'affaire et ses soupçons. 

Ce qu'elle ne manqua de faire dans les cinq minutes qui suivirent. 

Capitolo 8

Lucia renifla une dernière fois le pied du cadavre et fit la grimace. Elle détestait l'odeur des morts et ne respirait leur effluve que lorsque c'était strictement nécessaire. 

Comme aujourd'hui. 

Elle se redressait et se tourna vers Paul. Il l'observait avec l'air d'un chien qui attend qu'on lui dise qu'il peut manger. Lucia comprenait les enjeux mais trouvait cela exagéré. Elle avait finalement l'impression que tout ceci était beaucoup de bruit pour pas grand chose. 

— Alors ? demanda-t-il avec ce ton impatient qu'elle détestait par-dessus tout. 

— Alors, ce n'est pas souterrain, c'est céleste. Ton redolendi fonctionne très bien et je ne vois pas pourquoi tu t'es mis dans tous tes états. 

— Lucia, soupira-t-il. 

— Non, attends Paul, je sais que c'est rare mais les célestes peuvent aussi être des ordures. Ce n'est pas parce qu'ils ont du sang angélique dans les veines que ça fait d'eux des créatures parfaites. Certains souterrains font le bien, certains célestes font le mal... la notion d'équilibre entre le bien et le mal ça te dit quelque chose ?

— Ne me prends pas pour un demeuré, Lucia ! tança sévèrement Paul.

Il avait le regard flamboyant, de celui qui n'aime pas être moqué et Lucia en fut étonné. Il n'avait jamais ce regard. Ou alors, très rarement. Quand il était particulièrement perturbé. Après une prémonition douloureuse et annonciatrice de malheurs par exemple. Encore une fois, elle ne comprit pas sa réaction. C'était bien trop excessif pour ce qu'elle comprenait. 

— Je sais très bien que les célestes ne sont pas tous des enfants de choeur, continua-t-il, hermétique aux états d'âme de sa compagne. Mais ce n'est pas qu'un céleste, j'en suis certain. 

— Comment peux-tu l'être ? 

— Quelque chose me turlupine. Si c'était uniquement un céleste..., il y a forcément autre chose.

Elle soupira et croisa les bras sur sa poitrine.

— Paul, je veux bien que tu aies du mal à le croire mais je t'assure que...

— C'est comme s'il y avait du souterrain, marmonna-t-il.

Elle fronça les sourcils. De quoi voulait-il parler ? Il avait le ton qu'il employait quand il réfléchissait à voix haute. Il posa ses yeux sur elle et la pénétra du regard. 

— Lucia, je t'ai demandée de venir parce que je... je n'ai pas senti le céleste évidemment, je n'ai pas le nez assez fin que toi, comme tu le sais.

Elle ne releva pas le compliment mais se redressa un peu. Même s'il n'y avait pas de quoi fanfaronner. Elle avait le nez fin parce que le connard de souterrain qui l'avait violée et altéré son ADN avait fait en sorte qu'elle puisse renifler une proie sexuelle potentielle à des kilomètres à la ronde. Elle était donc capable de savoir très précisément ce qu'était le moindre être qu'elle croisait. 

— Quoi qu'il en soit, reprit Paul en passant une main nerveuse dans ses cheveux, j'étais persuadé qu'il y avait du souterrain. Le redolendi m'a étonné et j'ai pensé donc à un céleste ou à un humain éventuellement mais ça ne colle pas. Il y a forcément du souterrain. 

— Paul, je suis désolée, je ne sens rien. C'est du céleste...

— Revérifie.

C'était à la fois un ordre et une supplique. Mais Paul ne suppliait jamais. Lucia resta interdite. 

— Pourquoi ? finit-elle par demander. 

— Tu sais que les célestes sentent la présence des souterrains, comme les souterrains sentent la présence des célestes. (Elle opina.) Cela donne une sensation particulière, différente pour chacun d'entre nous. Pour moi, c'est un énorme malaise qui se diffuse dans tout mon organisme. Quand je ressens cette émotion, il y a du souterrain. Et je la ressens de manière diffuse certes mais elle est bien présente. 

Lucia écarquilla les yeux. Voilà qui était étrange. 

— Il y a peut-être un souterrain dans le Vatican. 

Elle essayait de faire de l'humour mais son compagnon lui lança un regard noir et elle ravala son sourire. Au tant pour elle, ça ne fonctionnait. Il n'était pas à prendre avec des pincettes. 

— Tu es certain de ce que tu avances, peut-être que tu es trop soucieux de trouver quelque chose d'anormal...

— Et toi, peut-être pas assez, rétorqua-t-il, dur. 

Le doute sur son sérieux l'énerva et elle adressa un regard lourd de reproche à Paul. Mais ce dernier l'ignora. Il avait besoin qu'elle vérifie de nouveau. S'il devait la vexer pour cela, il le ferait. 

Elle soupira ostensiblement puis regarda encore une fois le cadavre. Elle n'avait aucune envie de rapprocher son nez du cadavre mais Paul ne lui laissait pas le choix. Elle était certaine qu'il finirait par lui mettre le visage sur le mort si jamais elle n'allait pas assez vite. Elle soupira de nouveau puis se concentra. 

Elle ferma les yeux puis prit de profondes inspirations suivies de légères expirations afin de bien faire circuler l'air dans ses narines. L'odeur humaine omniprésente lui sauta au nez. Puis la céleste plus délicate et parfumée mais également très présente. Lucia allait rembarrer Paul mais quelque chose la poussa à respirer plus profondément. L'effluve céleste était comme d'habitude mais il y avait quelque chose de presque capiteux dans l'odeur. 

Ce qui n'était pas vraiment normal pour le céleste. Généralement, c'était une odeur légère et fluide. Mais il y avait une lourdeur cette fois, à laquelle elle n'avait pas prêté attention la première fois à cause de la puanteur du mort. Mais quand on cherchait, on trouvait...

Elle ravala un juron. 

Paul allait être invivable après ça. Et elle se dit qu'il avait raison de flipper. Ce n'était pas normal ce qu'elle percevait. 

Elle se tourna vers le Dux Reum et il sut qu'elle avait trouvé quelque chose. 

— Alors ? demanda-t-il, impatient.

— Ok, t'avais raison. Mais doit y avoir une explication, avertit-elle avant qu'il ne s'emballe.

— Qu'est-ce que tu as trouvé ?

— Il y a une légère présence souterraine, avoua-t-elle. Une particularité de l'odeur souterraine que je trouve attachée à l'effluve céleste.

Paul fronça les sourcils. 

— Qu'est-ce que cela veut dire ?

Lucia haussa les épaules.

— Je ne sais pas. C'est la première fois que je sens un truc pareil, c'est pour ça que je ne m'en suis pas aperçue la première fois. A priori, c'est du céleste mais l'odeur est plus capiteuse, plus émoustillante. Ce n'est jamais le cas normalement. Le sang d'ange a toujours une odeur délicate et parfumée, légère, agréable...

— Je vois... donc c'est cela que je perçois. 

— Sans doute, oui. Ton nez n'est pas aussi nul que tu le penses, railla-t-elle en croisant ses bras sur sa poitrine. 

— A quoi cela peut-il être dû ? Il y avait un souterrain ? Mais le redolendi ne l'a pas détecté...

— Je ne crois pas qu'un souterrain ait été là, admit Lucia. L'odeur aurait été plus forte autrement. Je l'aurais clairement identifiée dès le début et je pense que le redolendi l'aurait décelée également.

Paul frissonna. Son pire cauchemar était en train de devenir réalité. 

— Alors, c'est bien ce dont j'avais peur...

— Paul, c'est impossible une telle chose, refusa de croire Lucia. Il doit y avoir une autre explication. 

— Alors, dis-moi laquelle.

Lucia ne répondit pas. Mais elle ne pouvait pas se résigner à ce que son compagnon ait raison. C'était trop effrayant d'imaginer une telle chose et les implications étaient tellement énormes qu'elle n'était pas certaine de toutes les recenser. Mais cela expliquait pourquoi son compagnon était autant bouleversé.

Paul finit par lui lancer un regard entendu. Elle détestait perdre de cette manière.

— Comment est-ce possible ? murmura-t-elle.

— Je ne sais pas, avoua le Dux Reum en rabattant le drap sur le cadavre avant de rentrer le brancard sur lequel il se trouvait dans le frigo mural.

— Qu'est-ce que tu vas dire aux curés ?

Paul ne répondit pas. Il n'en avait aucune idée. Le véritable problème était plutôt de réussir à pincer celui qui était derrière tout cela. Maintenant qu'ils avaient trouvé ce qu'il était, ou à peu près, cela aurait dû être simple mais il se doutait qu'une telle créature ne courrait pas les rues et ne se montrait que rarement. Autrement, il en aurait déjà entendu parler. 

— Que nous allons nous mettre en chasse et que je reviendrai vers eux pour leur donner des nouvelles, annonça Paul.

— Ils vont se contenter de ça ? s'étonna Lucia. 

— Frère Giovanni a l'habitude de travailler de cette manière. Je lui fais toujours des comptes rendus sur les missions où il a attiré mon attention. Il aime autant qu'il déteste être au courant. Je suppose que puisque certains de ses collègues sont morts, cette fois, cela va être un peu différent mais je ne pense pas qu'il insistera pour participer activement aux recherches. Ce qui nous laisse du temps.

Lucia émit un rire moqueur. 

— Du temps pour trouver une chimère. 

— Ce n'est plus une chimère a présent, rappela Paul. Les célestes peuvent être corrompus par les souterrains.

Et la face du monde s'en trouva changée, ajouta-t-il pour lui-même.

Capitolo 9

— Qui pourrait faire une telle chose ? demanda Naples, atterré, alors que Lucia et Paul leur racontaient leurs aventures vaticanes. 

— Je l'ignore, répondit honnêtement Paul. 

— Forcément un souterrain, raisonna Valens. Aucun céleste ou aérien ne ferait une chose pareille. 

— Crois-tu ? Croiser des races, c'est vrai qu'ils ne font jamais ça à Ezeldar, ironisa Lucia. 

— Non mais... pas comme ça, lâcha le jeune défendeur. (Ses compagnons ne réagirent pas et il eut un doute.) Si ?

— Disons que ce serait à peine plus étonnant que de savoir qu'ils se sont lancés dans l'élevage d'humains, tempéra le Dux Reum. Ce n'est pas leur genre mais ils en sont tout de même capables s'ils décident que c'est une bonne chose. 

Valens resta atterré. Il n'aimait pas spécialement les aériens mais il pensait au moins que les habitants d'Ezeldar étaient de leurs côtés et qu'ils ne feraient jamais rien qui pourraient nuire aux humains ou aux êtres « bénéfiques ». Il avait visiblement bien des choses à apprendre et cela ne lui plaisait pas. 

— De toute manière, si ce ne sont pas les aériens, ça ne pourrait être que quelques souterrains, continua Cesare. Et encore, à mon avis, uniquement des supérieurs. 

— Je le pense aussi, confirma Paul. Le croisement entre céleste et souterrain est impossible depuis des millénaires. Ce n'est pas faute pour les souterrains d'avoir essayé de corrompre les êtres angéliques depuis le départ. Vampirisme, croisement génétique, virologie, je crois qu'ils ont tout essayé mais à chaque fois cela a échoué. Soit les êtres crées n'étaient pas viables soit les gênes célestes remportaient la victoire et repoussaient clairement tout assaut des gênes souterrains. 

— C'était un avantage considérable, ajouta Naples. Savoir que les célestes pouvaient dégrader les souterrains c'était la garantie que les souterrains n'essaient ni de manger les célestes ni de les embarquer pour des expériences douteuses. Si ce n'est plus le cas... 

— On ne peut pas encore en être sûr, temporisa Lucia. (Elle n'était pas encline à la panique mais une nouvelle de cette ampleur pourrait la déclencher rapidement et elle avait à cœur d'être certaine avant de lancer la bombe.) Je veux dire, certes quelque chose a attaqué les curés, probablement céleste avec un léger remugle souterrain mais ça pourrait être beaucoup de choses avant qu'on se dise que c'est un hybride entre les deux races. 

Paul regarda sa compagne avec patience. Il pouvait voir son envie de croire que les choses n'étaient pas en train de changer et que les souterrains ne venaient pas d'accomplir une avancée fulgurante. Il lui fallait cependant garder la tête froide. Se voiler la face était inutile et ne servait qu'à différer la solution qu'ils finiraient par trouver pour pallier ce problème. 

— Tu n'avais aucune idée sur autre chose tout à l'heure, Lucia, rappela-t-il, doucement.

— Je sais, je sais, répondit sa compagne. Mais j'ai réfléchi depuis. Ça pourrait être plein de choses différentes. Le céleste pouvait manier des objets souterrains qui auraient laisser une odeur résiduelle ténue ou encore il aurait pu employer une potion de changement pour se transformer en souterrain. Là encore, une légère odeur se serait mêlée à la sienne sans pour autant parler d'hybridation. Ou bien....

Paul leva les mains. Toutes ces choses étaient effectivement plausibles. Il n'y avait pas songé parce que son instinct lui disait que ce n'était pas ça mais ses compagnons avaient tous besoin d'être rassurés. Et à moins d'arrêter le responsable dans la minute, il n'avait aucun moyen de les convaincre véritablement que ce n'était pas tout cela mais bel et bien un phénomène d'hybridation.

— D'accord, tu as raison, accorda-t-il. Ne nous affolons pas. Nous devons réfléchir à tout ça.

— Il faut trouver le meurtrier et comprendre la méthode qu'il emploie, résuma Naples. Ensuite, nous serons fixés. (Paul acquiesça.) Je suppose que Frère Giovanni vous a donné tous les indices qu'ils avaient pu collecter. Je vais les regarder et je trouverai un lien, quelque chose pour confondre le coupable, proposa-t-il.

Paul accepta la requête. La fatigue s'abattait sur lui et il fut content de passer le relais à son compagnon. Il donna la clef USB contenant toute la documentation à Naples puis prit congé. Il monta à l'étage se coucher tout en les entendant échafauder des théories au fur et à mesure. Le rythme de leurs voix le fit s'endormir en un clin d'oeil.

La vision gangréna son sommeil. 

Un univers teinté de rouge et de noir. Un homme habillé de cuir. Des ailes noires. L'homme se transforme en femme puis en bouc. Ses yeux sont de flammes et le transpercèrent. Il est accompagné d'un autre homme. Grand, blond... des traits angéliques mais une âme contrariée. Ils oeuvrent ensemble. Ils sont en couple. Un couple ténébreux. 

Le feu se déverse de la terre vers le ciel. Des forces époustouflantes se défient. L'homme blond tient une épée à la main. Il rit. En face de lui, son adversaire se prépare. Kris. Les deux combattants s'affrontent au centre d'un énorme tourbillon. Aucun ne gagne. Aucun ne perd. Les deux périssent. Une détonation se fait entendre. Le silence résonne. 

La sueur plaquait les draps contre sa peau et Paul s'en débarrassa d'un mouvement effréné. Il avait du mal à respirer et essaya de contrôler les tremblements de son corps. Il ne se souvenait pas s'être réveillé, ni s'être redressé. Mais la vision ne le quittait pas. Elle habitait son esprit et tourbillonnait dans ses pensées. Il passa sa main sur son visage et soupira longuement. 

L'agitation refluait. Son corps se calmait. Il détestait copieusement quand il avait des visions de ce genre. Les apocalyptiques étaient les pires. Cela le laissait toujours dans un état déplorable et il mettait plusieurs heures avant de s'en remettre totalement. Heureusement, elles n'étaient pas nombreuses. 

Et celle-là... je crois que je serais déjà mort quand elle se réalisera, se dit-il avant de basculer ses jambes sur le côté du lit. 

Pour achever sa remise en forme, il devait absolument aller manger quelque chose. Si son organisme lui permettait de se déplacer évidemment. 

Il testa la résistance de ses jambes puis essaya de se lever. Le monde tangua mais il tient bon. Il respira profondément puis fit un premier pas. Le vertige le gagna mais il continua de respirer tranquillement. Ça passa lentement. Il fit un deuxième pas. Le vertige fut moins fort et il enchaîna doucement les pas qui le séparaient de la porte. 

Descendre l'escalier fut long mais il y parvint après de longues minutes. Il fit une pause à côté de la table à manger mais résista à la tentation de s'y asseoir pour se reposer. Il savait qu'il ne pourrait pas se relever. Après quelques minutes, il reprit sa marche et arriva finalement à la cuisine. Il n'y avait que six mètres mais celui lui prit cinq minutes.

Il s'appuya au bar pour le contourner et ses jambes protestèrent. Il lorgna sur les tabourets mais ne s'y installa pas. Il se grandit légèrement pour ouvrir un placard et récupéra des galettes de riz recouvertes de chocolat. Sucres rapides et sucres lents. Parfaitement ce qui lui fallait. Il déchira l'emballage puis avala deux galettes rapidement. La mastication était lente mais son corps avait saisi l'importance de la restauration et ne fit pas trop de difficultés. La troisième galette fut plus longue a manger et il renonça à en manger une quatrième. Cela suffirait. 

Il allait déjà mieux. Ses mains ne tremblaient plus, ses jambes semblaient aller mieux et son corps n'était plus perclus de douleurs. Petit bonus, son vertige omniprésent commençait à disparaître. 

Il s'empara d'un verre, le remplit d'eau puis le vida d'un trait. Il soupira en le reposant puis s'appuya de toutes ses forces sur le plan de travail. La migraine le gagnait, juste prix pour l'aperçu du futur qu'il venait d'avoir. Il aurait dû essayer d'analyser ce qu'il avait vu mais ses longs siècles d'expérience lui avaient appris qu'une vision était immuable. Il n'avait jamais pu en changer une seule depuis sa naissance. Pas ce genre de vision. Certaines étaient modifiables mais elles étaient bien distinctes. 

Celle qu'il venait d'avoir se produirait inéluctablement. Quoi qu'il fasse. 

La seule chose qu'il fit c'est mettre un nom sur l'homme blond. Hans. Il le connaissait, l'avait rencontré, avait essayé de le persuader de rester chez les défendeurs. Mais il avait trop vu, trop vécu et l'attraction des ténèbres avait été trop forte pour lui. Paul n'avait plus eu de ses nouvelles et il ignorait encore ce qu'il était devenu. La seule certitude qu'il ait jamais eu, c'était qu'il avait rejoint Subterraneis. 

À présent, il savait qu'il s'était associé avec Belzébuth en personne. Le bouc ne pouvait représenter que le Prince des Mensonges en personne. 

Hans et Belzébuth, rumina-t-il. Juste quand je m'aperçois que les célestes peuvent être corrompus... 

Les pièces s'imbriquaient et la conclusion était évidente. Les temps de malheur ne seraient pas pour lui mais il fallait qu'il consigne tout ça quelque part. Kris tomberait dessus au moment adéquat, il fallait l'espérer. Il aurait pu lui en parler dès à présent mais d'autres évènements allaient requérir leurs attentions à tous et il ne voulait pas perdre la concentration de son meilleur élément. 

Tout cela pouvait attendre. 

Il entendit les voix de ses compagnons qui remontaient du sous-sol et les vit débarquer dans la salle à manger. 

— Paul ! On allait justement te réveiller ! sourit Lucia.

Elle avait une expression enthousiaste et Paul sut qu'ils avaient dû trouver la solution aux meurtres du Vatican. 

— On a trouvé la responsable de ces meurtres, lui confirma-t-elle, goûtant visiblement le plaisir de démontrer à Paul qu'il s'était trompé. C'est bien une céleste mais elle n'est pas du tout corrompu. Comme je l'avais envisagé, elle utilisait un objet souterrain. Nous n'avons pas déterminé lequel mais...

— C'est très bien, interrompit Paul. Je suppose que vous savez où elle se cache. 

— Oui, c'est..., commença Valens mais son compagnon le coupa.

— Allez mettre fin à cette affaire. Vous me raconterez plus tard comment vous avez fait. 

Ses compagnons furent surpris d'être rabroués aussi vite mais ils connaissaient l'expression qu'arborait leur chef. Ils devaient s'exécuter ou alors Paul allait se mettre en rogne. Ils prirent donc le chemin de la sortie et Naples jeta un œil au Dux Reum.

Paul lui fit un hochement de tête pour l'inciter à partir et Naples finit par sortir. Paul soupira. Cela ne l'étonnait pas que ses compagnons aient trouvé une coupable. C'était rapide mais aucun d'eux ne s'en était aperçu. Evidemment, cette femme n'était sans doute pas coupable de ces meurtres-là. Elle était probablement coupable d'autres vilenies mais pas des meurtres du Vatican. 

Belzébuth, on ne te nomme pas Prince des Mensonges pour rien, sourit-il avant de se mettre en quête de papier et d'un stylo.

Capitolo 10

La femme était grande, rousse, avait des jambes élancées, des yeux verts perçants et des proportions parfaites. Sans doute une très belle femme mais cela ne voulait pas dire grand chose pour Naples. Il ne considérait plus vraiment la beauté humaine. Mais le comportement de Lucia lui en disait long sur la beauté de la femme. 

Elle s'était soudainement changée en femme jalouse qui voulait absolument écraser la concurrence. Elle s'était redressée, avait sorti sa poitrine, déboutonné sa blouse et adopté une démarche chaloupée pour faire ressortir ses hanches et ses fesses. Elle voulait faire comprendre à l'humaine en face d'elle qu'elles ne jouaient pas dans la même catégorie. 

Naples remarqua également qu'elle s'était approchée de Cesare dans un farouche instinct de protection. Il était donc la cible naturelle de l'humaine incendiaire qui dirigea son regard vers lui. Naples étouffa un juron. Il détestait devoir jouer les séducteurs. Mais dans une boite de nuit, pour approcher la suspecte d'un crime, il fallait parfois faire des sacrifices. 

— Tu veux que je le fasse ? proposa Valens. 

Naples considéra un moment sa proposition puis la déclina. Il était bien trop jeune pour connaître les subtilités de la drague. Et puis, depuis le temps qu'ils regardaient l'inconnue, elle avait vu leur manège mais ses yeux restaient fixés sur Naples. Il valait donc mieux que ce soit lui qui s'y colle. 

L'adolescent haussa les épaules, cachant sa déception puis Naples se composa une attitude. Il ouvrit légèrement sa chemise puis marcha lentement vers l'humaine. Elle eut un léger sourire et se redressa avant de lui lancer un regard incendiaire. Naples se retint de secouer la tête devant l'inutilité de la chose et fit semblant d'être sous le charme.

— Bonsoir, salua-t-il en arrivant près d'elle. 

Elle le gratifia d'un grand sourire. Derrière lui, il entendit Lucia grogner. 

— C'est votre copine ? demanda l'inconnue en donnant un coup de tête vers Lucia. 

— Une amie, éluda-t-il. Elle sort avec le grand costaud d'à côté. 

L'humaine jaugea le couple quelques secondes puis reporta son attention sur Naples. Ses yeux étaient grands ouverts, comme si elle cherchait quelque chose de particulier. Le défendeur feignit de ne pas l'avoir remarqué et espéra que Lucia parviendrait à quelque chose. Indubitablement, l'être devant lui était céleste mais Naples ne parvenait pas à savoir si son odeur correspondait bien à celle du Vatican. 

— J'en suis heureuse. Vous n'êtes pas assortis, reprit la femme. 

Naples eut un sourire poli. Lucia lui aurait arraché la tête si elle l'avait entendue. 

— Et vous ? Y a t-il un homme qui va venir me casser la gueule parce que je me suis approchée de sa copine ? 

— Non, je suis seule, susurra-t-elle.

Elle avait une bouche sensuelle et Naples fut convaincu que n'importe quel autre homme devait bander en un temps record après quelques secondes auprès d'elle. Heureusement pour lui, il n'était pas n'importe quel homme. C'était une des rares fois où il s'en félicitait. Cela lui permettait d'avoir les idées claires. 

— Alors peut-être, si vous pensez que nous pourrions être assortis, nous pourrions poursuivre la conversation ailleurs, suggéra-t-il. 

Elle le jaugea quelques secondes, le trouvant sans doute cavalier. Puis elle hocha la tête et se leva. Elle devait avoir l'habitude que les hommes soient aussi entreprenants. Naples l'entraîna à travers la foule des danseurs puis ils sortirent dans la rue. Il y avait une légère bruine et elle soupira après un parapluie qu'elle n'avait pas pensé à apporter. Elle s'appuya lourdement sur le défendeur qui fit quelques pas avec elle collé contre lui avant de la repousser violemment. 

— Hey ! s'écria-t-elle, surprise. 

Elle allait rajouter quelque chose mais Lucia, Cesare et Valens l'encerclèrent. Elle les regarda en fronçant les sourcils. Elle claqua sa langue contre son palais puis foudroya Naples du regard. 

— Qu'est-ce que vous me voulez ? Tu te sens menacée ? T'aimes pas la concurrence ? lâcha-t-elle en observant Lucia. 

La défendeur fit jouer sa mâchoire pour garder son calme. Cesare lui prit la main pour la détendre et Naples répondit à sa question.

— Il paraît que tu aimes l'occulte. Tuer des prêtres ça rapport combien dans ton cercle d'humains amateurs ?

Elle se tourna vers lui et plissa les yeux. Elle essaya de comprendre ce qui était en train de se passer. 

— D'ailleurs, c'est pas joli joli d'utiliser un charme pour faire croire que tes seins sont plus gros ! râla Lucia. 

L'inconnue la regarda, bouche bée. Comment ces inconnus pouvaient-ils savoir tout ça ?

— D'accord... c'est quoi le truc ? Vous faites partie d'un cercle adverse ? Vous appréciez pas qu'on ait obtenu plus de pouvoir que vous ? 

Lucia ne put retenir un rire, surprenant l'humaine. 

— Ce que ma compagne veut vous dire, c'est que nous ne sommes pas des amateurs comme vous, reprit Naples. Nous sommes des défendeurs et nous n'apprécions pas que des gens tuent des prêtres pour faire des rites sataniques. 

— Leur sang est plus puissant, argua-t-elle, refusant de se démonter. 

Elle ignorait ce qu'étaient des défendeurs mais de toute évidence il s'agissait de personnes qui ne doutaient pas de leurs pouvoirs. Mais elle non plus n'était pas du genre à se laisser impressionner. 

— Alors là c'est plus que je n'ai jamais entendu comme connerie. Le sang des prêtres ? Plus puissants ? Non mais vous êtes marteaux ! railla Lucia. (L'inconnue eut un doute.) Vous espérez appeler qui ? Ou obtenir quoi ? Les énergies souterraines ne risquent pas de venir pour un curé. Leur sang est trop altéré par les hosties et le vin de messe. Les souterrains en font une allergie. On vous apprend pas ça ?

— Je ne comprends pas, avoua la femme, ébranlée.

— Ah, ça, je confirme oui... tu comprends rien ma pauvre fille... comme tous les humains qui veulent un peu de frisson. N'empêche ça a dû te demander un sacré cran pour tuer ses curés et disposer leur corps comme ça... comment tu as fait ? Tu as un charme ? Une aide souterraine ?

L'humaine recula. Elle se souvenait des meurtres mais elle ignorait comment elle les avait accompli. En fait, elle ne se rappelait plus être allés au Vatican et avoir tué ces prêtres. Elle avait les souvenirs mais c'était étrange. Elle n'avait rien dit à son cercle parce que tout le monde trouvait ça cool et la pensait connectée à une puissance occulte. Mais face à ces personnes, elle trouvait que tout cela craignait finalement. 

— Je ne sais pas, balbutia-t-elle. 

Son ton peiné déstabilisa Lucia qui jeta un œil en direction de son compagnon. Naples fronça les sourcils. Ils étaient remontés jusqu'à elle grâce à un sort que Cesare avait pu lancer sur les pavés de la cité pontificale. Grâce à cela, ils avaient pu suivre les pas des célestes qui foulaient ou avaient foulé le sol. Une seule empreinte était étrange et ils l'avaient identifiée, elle. 

Après que Valens ait piraté un serveur quelconque, ils avaient pu connaître sa vie, son attirance pour l'occulte et son appartenance à un cercle d'amateurs sataniques. La retrouver avait été un jeu d'enfant et les voilà à présent, essayant d'encercler une céleste qui s'ignorait et qui jouait avec des pouvoirs qui la dépassait. Mais Naples pensait tomber sur une adversaire redoutable. C'était légèrement le cas au départ mais à présent, elle ressemblait à une adolescente perdue qui avait cassé la voiture de son père. 

— Tu crois que ça va marcher ? se moqua Lucia. On a toutes les preuves et tu veux nous faire croire que tu as oublié ? Ce n'est pas...

Elle ne put finir sa phrase. La femme devant elle se mit à hurler alors que des flammes se propageaient sur son corps. Les défendeurs crurent un instant qu'elle allait les attaquer mais les flammes la consumèrent en quelques secondes et son corps calciné tomba sur les pavés romains. Une objet rond roula de son corsage. 

— Je vous jure que j'y suis pour rien, promit Lucia alors que ses compagnons la regardaient. 

Naples sourit puis alla ramasser l'objet qui avait roulé. Il s'en saisit précautionneusement et le contempla. Il était fumant et il sut qu'il venait de trouver l'origine des flammes qui avaient emporté l'humaine. 

— Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Valens en se portant à ses côtés. 

— Je l'ignore, avoua-t-il. C'est souterrain, c'est certain, ajouta-t-il en montrant les symboles souterrains sur le côté de l'objet. Mais je ne sais pas ce que c'est ni ce que c'est censé faire. 

— Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda l'adolescent. 

— Puissance, traduisit Naples. 

— C'est probablement ça qui lui a permis d'arracher les membres des curés, raisonna Lucia. 

Naples hocha la tête. Tout s'emboîtait parfaitement. Il avait peut-être surchauffé, ou elle l'avait mal manipulé et cela lui avait été fatal. C'était souvent le cas lorsque les humains utilisaient des objets souterrains sans en connaître véritablement la portée.

— Bon et bien au moins on est débarrassés de ce truc, continua sa compagne avant de sortir son portable. Je vais appeler Frère Giovanni. Je suppose que la police vaticane se chargera de tout ça. 

Naples approuva puis décida de rentrer à l'hôtel. Il devait parler avec Paul. Il avait des soupçons qu'il ne parvenait pas à étouffer. Tout était trop simple et il avait nettement remarqué les doutes de leur chef quand ils étaient partis. Quelque chose n'allait pas. Et Paul en savait plus long qu'il ne voulait l'admettre. Il perçut que Valens lui emboîtait le pas mais ne lui parla pas. 

Après quelques minutes, son téléphone vibra dans sa poche. Il le sortit, intrigué et lut le mail qu'il venait de recevoir. Cela venait de Leo et son cœur rata un battement. 

Avec toute cette histoire, il avait failli oublier son assistant. Et le cortège de problème qui allait avec. Sa conversation avec Lucia lui revint et il essaya de ne pas se laisser gagner par la nervosité. 

Le message était simple et clair, limite laconique. 

« Bien arrivé. Tout va bien. »

Naples ravala sa déception. Vue la manière dont ils s'étaient séparés, il devait s'estimer heureux que son assistant lui ait envoyé un message pour lui annoncer son arrivée en Amérique du Sud. Mais il aurait aimé quelque chose de plus long, peut-être des excuses ou un « il faut qu'on parle. » 

Il ne faut pas y compter, soupira-t-il intérieurement avant que Valens ne lui change les idées.

— On va dire quoi à Paul ? Il aurait aimé parler avec cette humaine, non ?

— On lui dit la vérité et on voit comment il réagit, fit Naples. 

— Ok, fit Valens. (Il laissa passer un moment avant de reprendre:) Mais y a un truc pas clair, hein ? 

Naples acquiesça. 

Son compagnon avait déjà un bon instinct. 

Quelque chose puait. Et ce n'était pas uniquement sa relation avec son assistant.

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