Cette nouvelle a été récompensée par une troisième place au printemps des auteurs 2019
La Bataille de Leuctres.
La plus grande
fourberie de l'histoire militaire terrienne.
Cet enfoiré
d'Epamindondas, ce sale thébain qui a osé causer la perte de la
Grande Sparte. Oh, je sais, ce n'était pas entièrement sa faute.
Mais à cause de la défaite qu'il a infligé aux armées spartiates,
du meurtre du roi Cléombronte et de la perte d'une grande partie des
Égaux, la troupe d'élite
spartiate, la grande cité n'a plus jamais connu la gloire.
Je regarde les
armées thébaines et spartiates s'affronter une dernière fois.
Cléombronte tombe, suivi par la plupart de ses généraux ; les
Égaux sont en déroute ;
la cavalerie spartiate, surprise par le bataillon sacré de
Pélopidas, bat en retraite, piétinant ses propres hoplites.
— Encore devant
ça ? fait soudain une voix.
Je me retourne,
surprise et aperçois Ennui s'approcher de moi. Flute, il m'a
grillée. De toute manière, ce n'est pas très compliqué de savoir
où je me trouve. Je balaye d'un geste de la main la vision des
Spartiates de la surface de la bassine et me relève pour faire face
à mon compagnon.
Il a les bras
croisés sur sa poitrine et sa moue boudeuse affichée sur le visage.
Comme attendu de la part de la personnification de l'ennui. À ses
yeux gris, je comprends qu'il attend une réponse.
Sparte m'obsède
depuis quelques temps à présent. J'ai visionné tout ce que la
grande cité avait vécu, jusqu'à identifier avec précision le
moment de sa chute.
— La Bataille de
Leuctres est un tournant de l'histoire, je réponds donc, soucieuse
de justifier mon intérêt.
Mais Ennui secoue
la tête.
— Nostalgie,
soupire-t-il.
Entendre mon prénom
dans sa bouche me fait toujours un effet curieux. Sans doute parce
que je ne l'aime pas. Je préférerais Langueur ou Mélancolie mais
bon... On ne m'a pas demandé mon avis.
— Ton intérêt
pour l'histoire terrienne est vraiment futile, juge-t-il. Elle est
dans le domaine de Passé à présent, à quoi ça peut servir que
t'y plonges ?
Rien que la mention
de Passé me fait hérisser les poils. Avec Futur et Présent, ils
sont nos patrons mais Passé est le plus dur d'entre eux. Futur est
plutôt sympa, avenant, toujours positif... Présent est plus
lunatique mais aucun d'entre eux n'est aussi intransigeant que Passé.
— Il t'a autorisé
à consulter le Parangon au moins ? continue Ennui.
Je grimace. Pas
vraiment. Mais je suis Nostalgie, je suis plus attachée à Passé
que n'importe qui. Il ne s'offusque presque jamais quand j'emprunte
ses affaires.
— Plus ou moins,
je réponds et Ennui secoue la tête de désapprobation.
— Il finira par
t'arriver des bricoles... Pourquoi as-tu un tel attachement à cette
nation humaine ? Qu'est-ce que Sparte a de plus que les autres ?
Même Arès s'en est lassé.
Celui-là alors...
si je pouvais, je l'écraserais. Mais le Dieu de la Guerre est quand
même puissant.
— Tu peux parler,
tu jures que par les Égyptiens...
c'est pas parce qu'ils ont construits des pyramides que...
— Ils auraient pu
conquérir le monde !
J'hausse les
sourcils. On peut parler de moi mais je ne suis pas la seule à faire
une fixation sur une civilisation humaine.
— Enfin, au
moins, je ne passe pas tout mon temps libre à regarder en arrière
et à observer le déclin de ma civilisation préférée. Tu es
sacrément masochiste.
Je ne réponds pas.
Déjà parce que c'est vrai et ensuite parce que j'ai eu une idée
depuis quelques temps. Et pour la réaliser, j'ai besoin de regarder
encore et encore la bataille de Leuctres. Mais Ennui va me dire que
je devrais oublier.
Et il aurait raison
mais très honnêtement... ça me démange...
— Pas tant que ça
si je peux changer le destin de Sparte.
C'est sorti tout
seul. Ennui met quelques secondes avant de comprendre. Il écarquille
les yeux. Je vais avoir droit à sa leçon de morale.
— Tu comptes pas
descendre sur Terre et influencer le cours de l'histoire, n'est-ce
pas ?
Je ne réponds pas.
Je n'aime pas mentir et la réponse que je devrais donner n'est pas
celle qu'il attend.
— Nostalgie..
— Toi qui
t'ennuies tout le temps, tu pourrais me comprendre. Ça serait
marrant...
— Tu es folle ?
Passé te détruirait !
— Il a trop
besoin de moi ! Si je n'existais pas, il tomberait dans l'oubli,
je rétorque en croisant les bras sur ma poitrine.
De toute manière,
ce ne serait pas la première bêtise que je perpétrerai.
J'arriverai sans doute à l'amadouer... enfin, j'espère. Mais cette
idée de réécrire l'histoire me démange depuis des semaines. Et je
pense que j'ai trouvé la solution idéale. Juste un petit réglage...
— Je suis
persuadée que je peux faire en sorte que Sparte règne sur le monde.
Peut-être même conquière l'Amérique...
Ennui allait réagir
mais il se retient. Je sens que l'idée lui plait finalement. Il
s'ennuie tellement qu'un peu de changement lui ferait du bien. Je
sens que c'est le moment ou jamais.
— Bon, j'y vais.
— Quoi
maintenant ? s'étonne Ennui.
— C'est rapide,
je fais en haussant les épaules.
Aller sur Terre ne
prend qu'un clignement d'oeil humain.
— Passé ne
revient pas avant un moment quand il discute avec Futur, j'informe en
paramétrant le Parangon. Regarde-moi faire.
J'adresse un clin
d'oeil à Ennui avant de disparaître. Une curieuse sensation
s'engouffre dans mes veines. Je ne la connais pas bien...
l'excitation ? Il faudra que je demande à Enthousiasme.
Je réapparais sous
une tente et j'observe les lieux. Bon, je ne me suis pas trompée, je
suis dans celle du roi spartiate. C'est déjà ça. Si j'avais foiré
l'atterrissage...
Je vois une lampe à
huile brûler près du lit de camp et un homme étendu. Il respire
encore. Mon cœur se serre en pensant que demain, à la même heure,
il sera mort.
Je dois empêcher
ça si je veux que Sparte triomphe.
Je m'approche
légèrement. J'entends en fond la rumeur du camp spartiate, des
hommes qui chuchotent autour des feux de camps, des chevaux qui
piaffent... cela me fait bizarre d'être aussi proche des humains que
je passe mon temps à observer d'en haut d'ordinaire.
Je me concentre sur
le spécimen dans le lit. Sa respiration est douce, sa poitrine se
soulève à rythme régulier. Je penche la tête en considérant son
nez droit, ses pommettes saillantes, sa bouche fine, ses cheveux
courts et son corps musclé. Objectivement, je dirais que c'est un
beau spécimen de la race humaine. Et je sais qu'il a du succès
auprès de ses semblables, qu'ils soient mâles ou femelles.
Alors que je ne
suis qu'à quelques centimètres de sa couche, il se redresse
soudainement et se jette sur moi. Je tombe à terre. Une curieuse
sensation – la douleur ? – s'engouffre dans mon dos. Avant
que j'ai eu le temps de réagir, je sens une pointe sur ma gorge, le
poids d'un corps sur le mien et je vois le roi Cléombronte penché
au-dessus de moi. Son expression exprime la rage.
— Qui t'a envoyé,
assassin ? Ce lâche d'Epamindondas ?
Je comprends
soudainement. Évidemment, m'introduire dans la tente du roi
spartiate la veille de la bataille, en pleine nuit... fatalement, il
ne pouvait en conclure que cela. Je souris. Je ne ressens aucune peur
et je vois que cela l'interpelle. De toute manière, il aurait beau
m'enfoncer cette lame dans le cœur, cela ne me ferait rien.
— Je ne suis pas
un assassin, j'assure mais il s'appuie un peu plus sur moi.
— C'est
précisément ce que dirait un assassin, susurre-t-il.
Oui, évidemment.
Réfléchis, Nostalgie ! J'essaie de me mettre à sa place.
Comment est-ce qu'il pourrait comprendre ? À quels arguments
serait-il sensible ? Je finis par trouver quelque chose.
— Vous croyez que
les Thébains auraient dépêché une femme pour vous tuer ? je
raille. Il n'y a que les Spartiates pour s'apercevoir du potentiel
des femmes et les entraîner à se battre. Les autres ne les forment
pas à ce genre d'exercice martial.
Cléombronte se
redresse légèrement. Il n'est pas encore convaincu mais je sens que
je l'ai mouché. Il hésite très clairement. Ma remarque ébranle sa
conviction. Dans ce monde grec, les femmes étaient très souvent
cantonnées à des tâches artistiques, domestiques ou cultuelles. Il
n'y a qu'à Sparte qu'on prenait la peine de les éduquer également
dans l'art des armes. Même si elles n'intégraient pas l'armée par
la suite, elles étaient tout à fait capables de défendre la ville
en cas d'absence de l'armée masculine.
Je soutiens le
regard du roi. Je perçois sa confusion. Normalement, les émotions
humaines me parviennent parfaitement mais je dois admettre que je
n'arrive pas tout à fait à décrypter les siennes à ce moment
précis. Peut-être que c'est lié à ma présence sur Terre. Mes
sensations sont peut-être altérées par sa proximité.
— Dans ce cas,
qui êtes vous ? demande-t-il en se redressant.
Il me tend le bras,
main ouverte pour m'aider à me relever. J'hésite brièvement. Je
n'ai jamais touché d'humain jusque là. Mon contact risque peut-être
de lui faire du mal... mais je sais à quel point les humains ont
besoin de contact physique. Je prends donc sa main et d'une poussée,
il m'aide à me relever. Bon, visiblement, mon toucher ne lui fait
rien.
Par contre, le
sien... Sa peau est chaude et un courant électrique passe dans mon
corps. Je ressens des picotements et quelque chose de curieux
s'empare de mon cœur. Si je m'attendais à ça. Une nouvelle
émotion... il faudra que je demande à Tendresse. J'essaie de me
concentrer sur lui. Ses yeux noisettes me transpercent, impatients.
Je dois trouver quelque chose en quoi il pourrait croire.
— Je suis
l'envoyée des Dieux. Je suis venue te mettre en garde pour la
bataille de demain. Si tu ne m'écoutes pas, tu mourras, ton armée
sera battue et Spartes succombera.
Il a un léger
tressautement des sourcils. Il ne me croit pas tout à fait. Il n'a
pas lâché son poignard et la méfiance émane toujours de lui. Mais
je vois qu'il réfléchit. Je dois absolument le convaincre.
— Tu es un
oracle ? s'enquit-il, peu sûr de lui.
— Plus que cela.
Tu dois me croire.
— Pourquoi ?
Cela pourrait être une ruse thébaine...
— Oh, je croyais
que nous avions écarté cette possibilité, je soupire.
— Prouve-moi que
tu es envoyée par les Dieux, dit-il tout simplement.
Je lève les yeux
au ciel. Honnêtement, j'aurais dû y penser avant. Me montrer à lui
nimbée dans des nuages flamboyants, porteuse d'une épée légendaire
aurait sans dote éviter toute cette discussion... Devoir le
convaincre me contrarie mais je n'ai pas vraiment le choix. Je prends
son poignard d'un mouvement rapide – trop rapide pour qu'il ne
puisse esquisser un geste pour m'en empêcher – puis je presse la
lame contre mon bras.
Il me regarde,
étonné puis sa bouche s'ouvre lorsqu'une lumière aveuglante sort
de la plaie. Étant une entité supérieure, je suis faite de pure
énergie. L'enveloppe charnelle ne me sert qu'à la modeler pour
pouvoir interagir avec les autres êtres. Mais à la moindre
ouverture, mon énergie s'échappe.
— Comment...,
fait-il avant de m'observer de nouveau.
Puis, il semble
avoir une illumination et s'agenouille, la tête courbée. Je ne
pensais pas être sensible à cela mais voir un homme courber
l'échine me procure un frisson... encore ? Décidément, ce
voyage me fait ressentir de nombreuses émotions. Je laisse tomber le
poignard et la plaie se referme rapidement.
— Lève-toi,
Cléombronte. Nous avons peu de temps avant le lever du soleil et
beaucoup de choses à voir. Épamindondas a mis au point une
stratégie innovante et nous devons à tout prix le contrer.
— Pourquoi les
Dieux se soucient-ils de mon destin ? demande-t-il.
Je ne peux pas lui
dire que ses Dieux s'en tamponnent... d'ailleurs, je me demande si
Zeus ne va pas me passer un savon quand je reviendrais... Enfin, il
passera après Passé.
— Ton destin leur
importe peu mais celui de Sparte doit être changé, j'assure,
essayant de prendre une voix puissante pour conserver mon rôle
d'envoyé des Dieux grecs.
Zeus et les autres
aiment l'emphase, ils me pardonneront plus facilement si je suis
crédible... enfin j'espère. Cléombronte allait réagir mais je lui
intime d'un geste de se taire.
— Nous avons à
faire. Ecoute-moi !
Le roi spartiate
opine et je commence à lui raconter tout ce qui va se passer dans
les moindres détails. Au fur et à mesure, je le vois en train de
prendre la mesure de ses erreurs futures et préparer une riposte
mentale à chaque acte des Thébains. Nous sommes sur la bonne voie.
Lorsque le soleil
se lève, notre plan est fin prêt.
— Si tout cela
fonctionne, Sparte sera en mesure de régir le monde. Vous ne
craindrez ni Athènes, ni les Perses, ni les Romains. Ne me déçois
pas, Cléombronte.
Il s'incline de
nouveau, la main sur le cœur. J'ai de grands projets pour Sparte...
j'espère qu'Ennui regarde. Ce n'est pas avec les Égyptiens
qu'il pourrait faire cela. Mais Sparte... pourrait conquérir le
monde.
Le temps file et je
laisse Cléombronte avertir son stratège. À deux, ils mettent au
point un plan d'action en quelques minutes. Les Spartiates ont une
telle force d'adaptation. Je les admire encore plus. Mais à présent,
je dois savoir si mon plan a fonctionné.
J'observe une
dernière fois Cléombronte alors qu'il s'apprête à partir
rejoindre son armée. Il se tourne vers moi et me regarde. Mon cœur
se contracte. Cet humain a le don de me faire ressentir des émotions
qui ne sont pas de mon ressort... M'éloigner de lui risque d'être
douloureux. On l'appelle et il se détourne avant de crier :
L'armée
s'engouffre à sa suite et un frisson me parcourt. Les humains sont
des êtres curieux...
Je n'ai pas le
temps de m'attarder. Je prends une profonde inspiration. Si mon plan
n'a pas fonctionné, je vais le savoir tout de suite. Je me
transporte deux mille cinq cents ans plus tard, dans une ville du sud
de la France connue pour ses liens avec l'empire Romain. Si les
traces romaines ont laissé place aux traces spartiates, mon plan
aura réussi.
Je survole la ville
et souris. Les arènes ont disparu, laissant place à deux temples
grecs, l'un à la mémoire de Lycurgue, l'un des législateurs
légendaires spartiates et l'autre à la mémoire de Cléombronte. La
maison carrée est plus grande et d'autres temples consacrés aux
dieux grecs l'encadrent. Les bâtiments ont été merveilleusement
conservés mais je dois remonter pour avoir plus d'informations sur
les modifications historiques.
Je délaisse donc
le monde humain et rejoins mon univers. Ennui a un air ébahi quand
je le rejoins.
— Bon sang !
Je ne pensais pas que ça fonctionnerait !
Je souris. Comment
a-t-il pu douter de mon génie ? Même si, très honnêtement,
je suis aussi surprise que lui.
— Tu vois ?
Je t'avais dit de ne pas...
— NOSTALGIE !
j'entends soudainement hurler.
Ennui hausse les
sourcils et je grimace. Oups... Passé a l'air en colère mais il y
avait aussi la voix de Futur et de Présent. Je vais passer un sale
quart d'heure.
Je regarde Nostalgie quitter la pièce, le dos voûté. Je me sens
légèrement coupable mais en même temps j'ai adoré.
— Tu ne penses
pas qu'on a été trop dur ? demande Présent en faisant la
moue.
Je soupire.
Celui-là alors... toujours hésitant. Futur m'empêche de répondre.
— Oh allez, je
t'en prie. C'était marrant ! Elle se liquéfiait à vue
d'oeil ! Tu as eu une idée du tonnerre, Passé !
J'incline
légèrement la tête. Je ne suis pas peu fier de toute cette
histoire.
— Et Ennui ?
On doit le convoquer aussi ? Vous voulez aller au bout de cette
mascarade ? s'enquit Présent.
Je réfléchis.
Après tout, ce serait logique. Il a quand même couvert les
agissements de Nostalgie. Et les émotions ne doivent jamais
interférer avec le cours de l'histoire terrienne. C'est à nous de
jouer avec les humains. À nous et à toutes les autres divinités.
— En tout cas,
c'est bon de savoir qu'on peut jouer non seulement avec les humains
mais aussi avec nos subalternes, remarque Futur en croisant les bras
derrière sa tête pour se balancer sur sa chaise.
Je souris. Oui,
c'est bon de savoir ça. Je n'en étais pas sûr mais manipuler les
Émotions pour qu'elles
essaient à leur tour de manipuler les Humains... je ne pensais pas
trouver cela si intéressant. Les prochains millénaires vont être
beaucoup moins ennuyants.
— J'ai hâte de
voir ce qu'ils vont concocter pour la prochaine fois, continue Futur.
— On peut
peut-être pousser Ennui à remettre les Égyptiens
sur pied pour affronter la nouvelle puissance de Sparte, je suggère.
Futur a un air
intéressé.
Oui, aucun doute,
nous allons nettement moins nous ennuyer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire